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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Allison BODA – Rosetta ou la buena vida

Illustration Raphaël PAVARD

Illustration Raphaël PAVARD

Quelque part dans la ville de Puerto Iguazú, en Argentine, une jeune femme s’affaire avec une amie à remettre une chambre d’hôtel en ordre.

C’est fou le bazar que ces gringos peuvent laisser. Ne leur a-t-on jamais appris dans leur pays à jeter leurs déchets dans la poubelle et non pas à côté ? Et ces cheveux blonds en pagaille dans la salle de bain ! Peut-être qu’aux Etats-Unis il n’est pas d’usage de refermer les flacons de shampoing et de crème pour le corps. Rosetta n’en sait à vrai dire rien. Elle n’a jamais quitté son village depuis sa naissance et c’est très bien ainsi. Qui voudrait aller dans un pays où l’on prépare encore et toujours la chambre pour la nuit, chambre déjà mille fois nickel ?

A chaque fois qu’elle doit ouvrir le lit et y déposer des carrés de chocolat, elle rit de l’incongruité que revêt pareille entreprise. Mais bon, elle préfére s’activer à la tâche car de préparer la chambre, comme son rôle de femme de ménage le requiert, lui fait systématiquement rater le début de son émission fétiche, son talk-show adoré, Almorzando avec Mirtha Legrand. Pour l’heure matinale, sa petite radio portative donne vie à la Negra Sosa [Mercedes Sosa, ndlr] et sa collègue et elle fredonnent leur chanson préférée tout en astiquant, brossant, récurant les meubles de la salle de bain et ramassant les draps éparpillés au sol. Une chose molle en tissu tombe à ses pieds.

Tiens, une casquette. Faut toujours qu’ils oublient quelque chose. Cela dit, elle est jolie, toute noire. Elle croit savoir que le crocodile sur le côté est l’emblème d’une marque, mais elle ne sait pas laquelle. Elle la rapportera à son patron tout à l’heure. Il est 7 h 30 et c’est la dernière chambre qu’elle remet en ordre. Hier, elle a travaillé de nuit au service d’étage.

A 9 heures, elle retrouvera Jesùs, son ami, chez elle. Ils se sont rencontrés la semaine dernière, lors d’une milònga que sa tante a organisée dans le terrain vague derrière les baraquements. Aussi grand que gros, Jesùs lui a plu tout de suite. Il connaît plein de choses parce qu’il voyage beaucoup. En fait, il est routier. Ça l’embête un peu car elle ne le verra que le week-end. Mais ils vont se marier, c’est sûr. Son père lui a donné une tape dans le dos pour lui dire au revoir, ce qui est bon signe. Ses frères ont, quant à eux, montré leurs couteaux pour que Jesùs ne s’imagine pas qu’il pourrait mal se comporter avec Rosetta. Rosetta va lui préparer un dulce con queso, son dessert préféré – et celui de beaucoup d’Argentins, pour ne pas dire tous. Trouver un homme qui fasse honneur à ses plats était capital pour cette femme aimant cuisiner.

La chambre finie, elle fait une bise à sa copine et part se changer dans les vestiaires. Elle troque sa blouse blanche et beige et son tablier verdâtre pour un débardeur rose fuchsia laissant apparaître son nombril et un mini-short en jean. Elle saute dans ses tongs, jette un coup d’œil au miroir, arrange sa longue chevelure noire, se met un peu de rose sur les yeux et sur les joues. Elle ne sait pas si elle est jolie, mais elle est sacrément fière de son tour de hanches qui lui assurera de beaux enfants et de son fessier rebondi qui en affole plus d’un. Il faut avouer que les filles de son village ne sont pas farouches. Elles dansent de façon plus que suggestive sur les rythmes que crache l’autoradio branché sur les baffles.

Son patron lui propose de garder la casquette. Ça l’embête un peu car il fait ça pour la mettre dans son lit, elle le sait bien. Il lui fait du gringue depuis qu’elle travaille sous sa direction. Mais elle n’est pas bête, elle laisse croire – faut pas risquer de mal se faire voir par le boss. Elle aurait des ennuis. Pas folle la guêpe !

Le bus la bringuebale de cet hôtel cinq étoiles jusqu’aux cinq tours délimitant le pâté de maisons où elle habite. Grises, moches et décrépies, ces tours sont celles de ses voisins. Elle, elle vit un peu plus loin dans un baraquement de pierres et de tôles. Ce n’est pas bien grand, mais c’est chez elle. Elle en est sacrément fière. Les rideaux violets qu’elle a confectionnés elle-même, les portes roses et rouges qu’elle a peintes pour égayer les murs ternes. La couronne de Noël qu’elle a accrochée sur la porte d’entrée. Une jolie crèche toute simple qui trône sur la table basse. Parce que Dios es amor. Les Américains disent cosy. Voilà, chez Rosetta, c’est cosy.

Après avoir fait l’amour, Rosetta sort du lit. Elle décide de préparer des gâteaux pour leur réveil. Lui, il dort déjà. Nu comme un ver, couvert de poils, dégoulinant de transpiration, Jesùs se repose les quatre fers en l’air, un rictus de satisfaction plaqué sur ses lèvres grasses et entrouvertes. Un léger ronflement se fait entendre. Un goût poivré reste dans la bouche de Rosetta. Alors qu’elle s’affaire dans sa kitchenette, la sonnerie du portable de Jesùs retentit, rompant le silence qui régnait dans la maisonnée.

Quelques minutes plus tard, Jesùs se tient dans l’embrasure de la porte de la cuisine, son marcel blanc sale dévoilant son ventre rond, et ses fesses à l’air. Patron. Remplacement d’urgence. Quand faut y aller, faut y aller. Rosetta emballe promptement les sept gâteaux qu’elle a cuisinés dans du papier journal puis ajoute la casquette noire de l’hôtel dans le sac en plastique vert qu’elle a offert à Jesùs. Pour la route, pour que tu penses à moi. Suerte. A peine a-t-il remis à la hâte son short et franchi le perron, non sans l’avoir embrassée langoureusement, que Rosetta s’écroule sur le lit et s’endort «comme si le sommeil était une arme qui l’avait frappée dans le dos».