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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Alice REY – Mon homme de RIO

Dessin ZEPHIR

Dessin ZEPHIR

Rio, 40 degrés. En plus de la température normale de la ville, un petit millier de corps en transe, qui s’agitent sur le rythme du baile funk et génèrent une chaleur moite. En face de moi, un mur d’enceintes. Les basses sont tellement puissantes qu’elles me font vibrer le cœur, ça me prend les tripes et ça me donne envie de boire plus. Ce soir, il y a même une chanteuse sur scène. «Eu sou solteira e ninguém vai me segurar» (je suis célibataire et on ne me tient plus), raconte-t-elle en se tortillant. Un mec musclé vient derrière elle en dansant, frotte son bas-ventre contre le cul de madame. Tout autour de moi, des dizaines de corps à moitié nus remuent, se contorsionnent, l’essentiel se passe au niveau de la ceinture. Le mouvement principal s’appelle descer até o chão, descendre ses fesses jusqu’au sol, les jambes bien écartées. Peut-être qu’il y a des filles qui n’ont pas de culotte…

Un bas-ventre se colle depuis un petit moment sur le mien. Son propriétaire est grand, brun, mince. Sec par l’apparence mais passablement imbibé, comme je le suis. Je lui trouve suffisamment une tête de gentil pour l’autoriser, peut-être naïvement. Il me sourit doucement, j’essaie de faire de même. Je dois avoir l’air un peu gêné. Après tout, un quasi-inconnu est en train de frotter son sexe contre moi, c’est normal que ça provoque un certain embarras. Je me réfugie dans la danse ; sans avoir la dextérité des Brésiliennes, le sol n’est pas si loin. J’imagine à ce moment-là que je ressemble à toutes les filles présentes dans cette salle : une sacrée cochonne.

La chaleur presque insoutenable est un bon prétexte à la pause. Lorsque je sors des toilettes, il est là à m’attendre. Il me veut vraiment ce soir, je pense. Je le regarde d’un peu plus près ; avec ses yeux noirs, il me plaît bien. Il serait tout de même mieux avec de la barbe. On a tendance à déconsidérer l’incroyable effet sexuel des poils. La rugosité d’une barbe combinée à la douceur d’une peau de bébé, je crois qu’on touche là l’essentiel. Monsieur m’offre une caïpirinha (cocktail à base d’eau-de-vie de canne à sucre) puis nous nous remettons à danser. Bassins balancés, mains baladeuses. Nous nous sommes cette fois-ci rapprochés de l’estrade, la densité augmente et l’espace se réduit.

Il m’embrasse désormais. Il me tient la nuque en même temps avec sa main chaude, comme j’aime. La prise est ferme et c’est grandement appréciable. «Quando tu geme tô maluco», (quand tu gémis je deviens fou), lancent les enceintes. Entre deux baisers prolongés, j’ai le temps de regarder la scène. Un homme au tee-shirt pailleté a remplacé la chanteuse au micro. Il donne des coups de bas-ventre, dans le vide.

On est vraiment collés maintenant. En me rapprochant un peu plus, je constate avec satisfaction l’érection mal dissimulée sous son pantalon. Dans de telles circonstances, cette découverte n’est presque que la stricte réponse à toutes mes espérances. Je ne suis ce soir qu’une victime intentionnelle d’un retour à une tension sexuelle primitive. A observer autour de moi, je me dis qu’il doit y en avoir des triques réunies dans cette même pièce, au même instant. Nous restons comme ça plusieurs dizaines de minutes, le temps d’être complètement trempés par la sueur et tous les autres fluides en cause. Il me glisse un «vamos» dans l’oreille et il m’embarque. Je me sens chose, trimballée, mais consentante. La chanteuse, qui a repris le micro, est en train de traîner le cul par terre quand nous partons. Dehors, une fine pluie tombe.

On décide d’aller chez lui, parce qu’il vit seul. Il doit se dire que je suis une fille facile. Entre angoisse et fierté, je me remémore la théorie. Si les conditions physiques, psychiques et pratiques sont réunies, aucune convention sociale ne saurait contraindre deux êtres en plein désir réciproque de ne «rien faire». Le contraire tient de l’absurde. J’aurais envie de lui expliquer tout ça, mais je crois que j’ai un peu trop bu. Et, dans une langue étrangère, ça ne me semble pas évident. Alors je me contente simplement de me taire pendant qu’il discute avec le chauffeur de taxi. De temps en temps, il s’arrête dans la conversation et me fait un petit bisou sur la joue. Ce gars-là est mignon.

Il habite à Santa-Teresa. Le quartier bohème de la ville, le genre d’endroit qui va bien avec ses cheveux longs et la guitare qui trône dans l’entrée. Son appartement est minuscule, mais il y a une vue superbe sur Rio. Le jour commence à se lever, des traînées roses se forment dans le ciel, nous restons un instant sur la terrasse. Ça en serait presque romantique. Nous sommes sur le lit trois minutes plus tard. A côté de sa peau mate, j’ai l’air d’un cachet d’aspirine. «De toute façon, tout ce que tu veux depuis le début, c’est baiser», je lance pendant que je me déshabille volontairement. Sûrement la culpabilité injustifiée de l’image de salope qui vient, dans un moment de clarté, me perturber. Puis je me retrouve entièrement nue et alors il me regarde. Pendant cinq secondes de silence qui semblent durer une éternité, il m’observe avec une sorte de bienveillance. Le même sourire discret qu’il avait il y a quelques heures s’affiche sur le coin de sa bouche. Et, bizarrement, je me sens en totale confiance. Pendant la nuit, sa peau se révèle douce comme celle d’un bébé et sa barbe semble naître sous mes doigts.

La bruine du petit matin s’est transformée, le lendemain, en une des tristement célèbres pluies torrentielles de Rio. Le danger potentiel de la sortie constitue un excellent prétexte pour rester un peu plus. Pendant deux jours, nous nous sommes donc enfermés à discuter, à écouter le déluge et à remettre le couvert.

Puis je suis restée bien plus. Ça fait maintenant un an et demi que je me suis installée dans son cœur et que je l’ai laissé emménager dans le mien. Et en réfléchissant au pourcentage probable de couples franco-brésiliens formés dans le terreau d’un baile funk dégueulasse et d’une nuit alcoolisée, je rigole secrètement.