«Vous venez d’où? De France? C’est loin ça! Et le Brésil, ça vous plaît? Comment s’est passé le carnaval?»
Voici grosso modo l’interrogatoire auquel on se soumet quotidiennement, achetant des ananas à la découpe dans la rue, s’accrochant pour ne pas tomber malgré les soubresauts du bus ou commandant une bière bien fraîche au bar. Les gens ont la parlotte facile et deux gringos qui déambulent dans les banlieues de Recife ça intrigue. C’est ce qui rend le Brésil si chaleureux et qui explique pourquoi le monde entier trouve que les Parisiens sont trop austères, trop pressés, trop français.
Cette fois-ci, la rencontre s’est produite à la poissonnerie. Rien qu’en la voyant au milieu de toutes ses dorades, on l’adore déjà. Quand on voyage, on pense souvent à sa mère. Du coup, on saute sur n’importe quelle occasion pour identifier une figure maternelle. Les jours de pluie comme aujourd’hui, ça réconforte.
Schlak : le poisson qu’elle nous a choisi n’a déjà plus de tête. Il tire sur le rouge mais ce n’est pas un rouget. La cuisson le montrera. Elle l’écaille avec ce qui ressemble à un instrument de torture, un bout de bois surmonté de quelques clous. Très ingénieux ! En deux secondes, l’affaire est réglée et le poisson dans le sac. Je revois mon père galérer pour sa soupe ô combien sacrée dont la recette nous vient de la tante Jeanne, qui prérequiert deux bonnes heures d’écaillage, puis deux autres bonnes heures pour se décailler soi-même. «Alors, pour la cuisson, tu le trempes dans du lait de coco, avec des tomates et des oignons, et tu le cuis à la poêle avec beaucoup d’huile, sinon c’est sec. Tu peux aussi le cuire au four, c’est plus diet.»
Sous son tablier blanc poisseux et parsemé d´écailles qui lui remontent jusque dans le cou, on devine une robe colorée, assortie à des boucles en argent et à des claquettes aux semelles compensées. Au Brésil, les poissonnières n’ont pas de grosse voix ni de poils sous les bras. Elles ont plutôt le profil reine de Samba.
On se rend compte que les clichés ont la dent dure. C’est dingue comment ce que l’on pourrait trouver en bas de chez nous en France revêt une dimension extraordinaire à l’étranger. On se retrouve à colporter soi-même les pires stéréotypes. Oui, en France, il n’y a plus de poissonneries et tout le monde achète des pavés de saumon reconditionnés et emballés sous vide à Carrefour. Fun fact : au Brésil aussi Carrefour est implanté et les centres commerciaux, suivant le modèle américain universellement établi, font dix fois la taille des nôtres.
Aujourd’hui, c’est plus cher car, avec la pleine lune, les poissons partent tous vers le large et sont plus durs à attraper. Donc, pas question de négocier le prix. Petite déception interne bien camouflée par un petit sourire gêné. On commençait pourtant à prendre le coup et à échapper aux tarifs des gringos, surtout au niveau des caïpirinhas et des brochettes, base de notre alimentation. C’est pas tous les jours facile d’être tout blanc au pays du métissage. En général, on évolue entre curiosité et pigeonnade.
«Ici, à Pâques, tout le monde mange du poisson. Et vous, c’est quoi votre religion ?» Hésitation. On s’embarque dans une explication trop complexe. Comme quoi, en France, la République s’est consolidée contre le pouvoir de l’Eglise historiquement prépondérant. Tout ça pour dire que là-bas, en France, plus personne ne va à l’église le dimanche à part les mamies, que les curés sont majoritairement suspectés de faire des choses aux petits enfants et que nous, Dieu, on n’y croit plus trop.
L’avantage de baragouiner dans une langue que l’on déclare maîtriser au bout de deux mois et des cent leçons d’Assimil, c’est qu’au bout du cinquième mot prononcé de travers, plus personne ne suit. Pouce levé, sourire, tudo bom.
«Ça fait six ans que je travaille ici. Avant moi, mon mari était là depuis vingt-cinq ans !» Le cadre est effectivement bien plaisant : vue sur la mer, douce musique qui émane du bar d’à côté, couleurs pastel du coucher de soleil à faire pâlir les affiches qui vantent les séjours en Tunisie dans le métro. La poissonnerie d’Olinda, prochaine destination de vos vacances ? C’est pas dans le Routard, mais nous, on recommande !
«Vous avez combien d’enfants ?» Question que l’on nous pose souvent. Etrange, on n’a pas de miroir mais on ne s’était pas rendu compte qu’on faisait si vieux. Dans le Nordeste, on enfante assez jeune, à 12 ans pour les plus téméraires. Difficile de distinguer les mères des filles dans ces conditions.
«Excusez-nous, on peut vous prendre en photo ? -Faites comme chez vous ! -Attendez, je vais en attraper un plus gros, pour que vous le voyiez bien.» La voilà fière, tel un pêcheur en train de poser avec sa prise toute fraîche. On plissera les yeux pour ne pas remarquer que ladite prise sort du congélateur. Les Brésiliennes n’ont pas attendu les féministes pour faire entendre leur voix, pas toujours aussi suave que la bossa-nova. Ici, les femmes s’interposent entre les maris quand ils font les coqs et ce sont elles qu’on ramène le soir à la maison après l’abus de cachaça.
Avant de se quitter, ultime recommandation à mon amie. «Ne mets pas tes sous dans ton soutien-gorge. -Pourquoi, à cause du cancer ? Petit conseil de femme à femme ? -Non, vous allez vous les faire chiper.» Ah oui, on n’a pas les mêmes préoccupations. Le Brésil, dangereux ? Fusillade dans une école de Rio par-ci, règlement de compte entre trafiquants de drogue par-là. La Policia Militar, vestige de la dictature, veille à chaque coin de rue. En tout cas, nous, après deux mois ici, on a encore notre téléphone, nos reins et nos yeux bleus.
On a encore envie de lui poser pleins de questions. Sur sa vie, sur son mari, sur la samba. Mais le temps presse, client suivant. Tant pis, ce sera pour samedi prochain et on prendra des crevettes.