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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Pierre THIESSET – Echappée belle, à bicyclette

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Tout est sombre, les murs, nos tronches. Les néons vomissent leur lumière blafarde. Pas une fenêtre pour regarder dehors, au loin. Interdit de zyeuter l’horizon. Une taule ? Non, un amphithéâtre.

Sur l’estrade, le grand maître ressasse son cours magistral, magistralement fade. Pas bouger, étudiants gnangnan. Engoncés dans nos fauteuils, nous attendons, docilement, que les heures tournent. Quelques-uns suivent, ou font semblant. D’autres siestent. Nuque inclinée, regard vide, des solitaires jouent avec leur téléphone (insup)portable.

J’en ai ras-le-bol, j’ai envie de me tirer, tenté-je auprès de Vladimir, mon ami voisin de cellule. Faire un grand voyage à vélo, le plus loin possible.

Moi aussi… Qu’est-ce que tu dirais d’un petit périple de deux mois, en Europe du nord par exemple ?

Nous avons dix-huit, dix-neuf ans et une furieuse envie… De vivre, tout simplement. Besoin d’ailleurs, d’exister, intensément, de quitter ce monde clos de l’université pour « aspirer à pleins poumons l’air en provenance de l’espace infini »[1].

Les concepteurs d’agendas pensent aux jeunes démunis face aux soporifiques leçons de rien. Une carte d’Europe à l’échelle 1/200.000e suffit à nous évader. « On partirait d’ici, on passerait par la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Danemark pour atteindre la Suède. Ensuite on ferait le sud de la Finlande, pour revenir par les pays baltes, la Pologne, la République Tchèque, traverser la Forêt-Noire et finir en France… » Une boucle de six mille kilomètres à la force des cuisses, le rêve à portée de guidon.

Le rendez-vous est fixé : « A l’année prochaine. » Bac plus deux, direction le turbin. Après douze mois de précarité, la direction sort une sucette : « On propose à tous les CDD une prolongation de contrat jusqu’en décembre. Après, il n’y aura aucun avenir pour vous dans l’entreprise. » La petite variable d’ajustement aurait dû se mettre à genoux : « Merci ô grand chef, de m’accorder ces quelques miettes ! Et veuillez recevoir mes sentiments distingués. » Mais non. « Ca ne va pas être possible, j’ai prévu de faire un tour à vélo cet été. Je ne suis disponible que jusqu’au mois de juin. » Garde-la, ta camisole. Tes chaînes m’ont retenu 350 jours assis, mon corps s’est avachi, mon esprit est déjà trop domestiqué. Comme larbin, j’ai assez donné. A nous deux, liberté !
Errance escargot

A peine le temps de quitter le burlingue confiné, déménager le studio en sous-sol, faire l’état des lieux avec le probloque, et me voilà parti sur les chemins. Paradoxe, c’est en enfourchant mon vélo que je sors la tête du guidon. Dans mes sacoches, rien que le nécessaire. Tente, duvet, fringues, réchaud, popote, quelques outils, carte routière et brosse à dents. L’errance escargot oblige à n’emporter que le strict minimum. A se défaire de l’emprise des objets pour affronter la vie. « Le voyage est une invitation au dépouillement de Soi », une « mise en péril forcée de nos habitudes débonnaires » qui « dépoussière nos vies trop rangées »[2]. Sans le moindre écran, on se sent tout de suite plus léger.

En arpentant les sentiers de la nomadie, on revient à des préoccupations essentielles : boire, bâfrer, s’installer pour la nuit. Nous pédalons la journée et pieutons n’importe où le soir venu. Dans une forêt, au bord du majestueux Vättern, deuxième plus grand lac suédois. Sur une scène de concert, à l’abri d’une cabane de pêcheurs, dans des abribus, à la belle étoile, sur une table, un banc, au pied d’une église, sous des auvents, des cabanes, dans un tube de chantier… Même dans un commissariat letton. Toujours à l’opposé des grands hôtels et des champs de concentration réservés aux bataillons de Dupont-la-joie. Cyclo-clochards, le monde est notre plumard.

Complètement autonomes, nous n’avons besoin que d’eau claire et de sucres lents. Une crevaison ? Aussitôt réparée. La bicyclette incarne la simplicité. Elle ne nécessite pas de pharaoniques infrastructures, de gigantesques multinationales. Ne pue pas, ne pollue pas, ne prend pas de place, passe sans gêner quiconque, dans le silence, tout en élevant l’individu. Perfection de dépouillement, d’efficacité, d’élégance et de convivialité, c’est l’outil de l’ouverture sur le lointain.
Saveurs décuplées

Les cinq sens en éveil, nous dévalons les pistes avec lenteur. Notre tête en l’air tourne de droite à gauche comme le périscope d’un sous-marin, pour ne rien rater du panorama. Un seul but, avancer. Rencontrer. Voir. Goûter la liberté.

Tout se superpose dans un travelling à 360 degrés. Des myriades de visages et de détails s’impriment sur nos rétines. La moisson en Pologne, des meules de foin empilées en Estonie, des forêts de pins et de bouleaux scandinaves, les embruns de la Baltique, une kyrielle de parfums propres à chaque lieu s’offrent au cycliste. Jusqu’aux plus infimes clameurs, chants d’oiseaux, bruissement des feuilles, bourdonnement du vent, murmure du dérailleur. Autant de saveurs qui ne peuvent être perçues dans un habitacle plein de plastique où se déverse la soupe musicale à la mode du moment.

Vagabonds à vélo, nous sommes les deux pieds dans le réel. Nous faisons corps avec l’espace, composons avec les forces extérieures, le vent de face, poursuivons la route sous la pluie, ruisselants. Les raidillons à 15 %, ils se respirent bouche grande ouverte, se franchissent corps liquéfié et muscles bandés. Au sommet, point de bascule, tête baissée, pignons tout à droite, la peau frissonne dans une descente vertigineuse et un décor transformé en longues stries.« Enfourcher un vélo, c’est prendre possession du paysage. »[3]

L’Europe du nord se met en mouvement sous nos roues. Défile. Se dévoile. Leçon de géographie concrète, grandeur nature. Sur le terrain, dans la durée et l’effort, notre perception aiguisée détecte les variations de sols, les changements de relief, de végétation et de climat, repère les cassures et les différents types d’agriculture. Le trimard ne nous lasse jamais. Pas de place pour la monotonie, l’imprévu y surgit à chaque instant.

Le retour dans la jungle de la réalité se fait brutal. Après un entretien avec un conseiller de Pôle emploi, je me remets en cage : palace de treize mètres carrés dans un ancien grenier. Mais j’ai un plan d’évasion en tête : attendre les beaux jours pour remonter en selle et faire les six coins de l’Hexagone. Fuir l’effondrement généralisé. Hisser les voiles, lever l’ancre, larguer les amarres, mettre les bouts et les adjas, prendre la clé des champs, la quille sans oublier la poudre d’escampette. Dare-dare.

[1] Harry Martinson, La société des vagabonds, Agone, 2004, p. 115.

[2] Franck Michel, Autonomadie, essai sur le nomadisme et l’autonomie, Homnisphères, 2005, pp. 12 et 195.

[3] Paul Fournel, Besoin de vélo, Points, 2008, p. 37.

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