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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Pauline DE SAINT REMY – Welcome to hotel al-shahbaa

hotelalshabba

Il doit être 21 heures et des poussières. Beaucoup de poussière. Les tongs en plastique que j’ai achetées en Syrie me scient les doigts de pied et je pue…
Idéal pour les bagpackers

C’est la deuxième fois que j’arrive de nuit à Beyrouth. Il y a quinze jours je n’ai fait que traverser la ville en taxi, par la voie surélevée qui vient de l’aéroport. Fenêtres ouvertes, sur cette route qui entre dans la ville grouillante comme dans une fourmilière, j’avais eu l’impression de voler entre les immeubles.

Mais ce soir, avec mon sac à dos (13,4 kilos de vêtements et environ 4 autres de souvenirs inutiles) et la fatigue du voyage, je ressens très nettement la gravité. A la recherche du matelas de mes rêves, j’escalade péniblement les marches de l’hôtel Al Nahzi, le seul que le Lonely Planet recommande pour les petits budgets.

A l’accueil, un type regarde un feuilleton en arabe. Il détourne les yeux de son écran une seconde, seulement pour me lâcher un énième « Hotel full. Sorry. » Je le supplie de me trouver une solution. Quelques minutes plus tard, une fille en jogging bâtie comme une armoire à glace se présente et me fait signe de la suivre. Elle m’emmène quelques rues plus loin sans dire un mot, entre dans une cage d’escalier grande et vide, sans vitre aux fenêtres, et s’arrête au premier étage.

Elle entre sans frapper puis marmonne quelques phrases en arabe à l’homme moustachu qui est à l’accueil. Il fume une clope sous un néon verdâtre. Sans lui répondre, il lève les yeux vers moi et se flanque d’un grand sourire édenté. Les mots s’échappent de sa gorge comme d’un mégaphone : « Welcame… Please, welcame ». Il était en train de siroter un thé à la menthe et m’en propose tout de suite. Je m’approche pour me servir mais il me tire par le bras : « Sit, please ! sitte ! » Il tapote sur un canapé-lit un peu crado. « America ? America ? »
Terrasse avec vue

Le gros a manifesté une joie démesurée à mon retour ce soir à l’hôtel. Quand je suis arrivée il était étalé comme un loukoum sur mon lit, le ventre moulé dans son marcel plein de tâches, les bras derrière la tête, les pieds sur mon sac de couchage. Je crois qu’il m’aime bien. Et j’avais hâte de lui raconter ma journée de visite, même si je ne suis pas sûre qu’il comprenne la moitié de ce que je dis. Il m’a emmenée boire un thé sur la terrasse au moment où le soleil se couchait. Et puis quelques bières, qu’il a ajoutées à ma note.

Sur le toit de l’hôtel, le vent chaud est tellement apaisant qu’on n’est pas gêné par la pollution.

Assise en tailleur, les pieds sur le ciment, je ne peux pas m’empêcher de fixer les lumières rouges et blanches qui scintillent sur la quatre voies juste en dessous de nous. De l’autre côté de la route, un immeuble tout neuf se détache du paysage avec, tout en haut, une boîte de nuit aux murs transparents. Derrière encore, au loin, on ne sait plus très bien si c’est le ciel ou la mer qu’on aperçoit.

Loukoum m’a fait signe que, tout là-bas, à droite, c’est la baie de Jounieh. Mais je n’y vois plus grand chose : le soleil a disparu derrière la montagne et ses milliers d’immeubles – des cubes en béton qui sont, pour beaucoup, inhabités.

Et puis il m’a raconté qu’avant les bombardements de 2006, cette terrasse était un deuxième étage. Il n’a jamais trouvé l’argent pour reconstruire. D’ailleurs un promoteur a déjà racheté son hôtel. Il sera détruit dans quelques mois. Et remplacé par un gratte-ciel.
Un personnel accueillant

Aujourd’hui je suis restée à l’hôtel. J’ai parlé avec le Syrien qui dort sur la terrasse. Je crois avoir compris qu’il était chauffagiste. Il travaille à Beyrouth depuis quelques semaines. Il y gagne dix fois plus d’argent qu’à Alep.

En rentrant dans ma chambre j’ai croisé un couple de Libanais qui louait celle d’à côté pour l’après-midi, comme souvent. Ils doivent avoir 15 ou 16 ans. Loukoum ferme les yeux mais il ne veut pas en parler.

Il avait une idée fixe aujourd’hui, il voulait que je lui montre quelque chose sur l’ordinateur. Il avait beau me montrer l’écran, je ne comprenais pas. J’ai dû appeler son fils, celui qui parle français, pour comprendre : GoogleMaps. On l’a aidé à s’en servir avec le Syrien. Il voulait voir où j’habitais. Et puis il m’a montré son village, au nord du Liban. Il n’arrivait pas à zoomer parce que ses doigts sont trop gros. Il criait, il était presque en larmes. Il va bientôt y retourner pour les vacances.
A deux pas du quartier de Gemmayzé

Ce soir, la fille du Loukoum m’a accompagnée jusqu’à un petit restaurant, à deux rues à peine, où ils ont l’habitude d’envoyer leurs clients. Elle marchait devant moi dans la rue, tête baissée, levant les yeux de temps à autre pour éviter les branches d’oliviers qui lui arrivent au menton.

Mon sandwich au houmous m’a coûté à peine un dollar. La fille, elle, s’est assise à côté de moi mais n’a pas voulu manger. On est vendredi soir, et pourtant, assise à la terrasse de ce bouiboui, j’avais du mal à croire qu’on était à quelques dizaines de mètres de l’artère principale du quartier de Gemmayzé. Celle des bars et des restaurants branchés de la jeunesse beyrouthine.*

Jusqu’à ce que tout à coup, sortis de nulle part, des klaxons excités et une musique pop m’explosent aux oreilles. Puis un cortège de grosses décapotables est passé à toute blinde. Toutes étaient pleines de jolies filles moulées dans leur jean, maquillées comme des Américaines à un bal de promo, le ventre à l’air, débardeurs en dentelle et croix qui brillent dans le creux du décolleté. Elles dansaient à l’arrière de leurs Mercedes-Benz.

Mon escorte n’a même pas tourné la tête. Je lui ai demandé si c’était un enterrement de vie de jeune fille, elle a acquiescé par politesse, mais elle ne parle, décidément, pas un mot d’anglais, ni de français.

En regardant les voitures s’éloigner, j’ai aperçu au bout de la rue la Grande Mosquée de Beyrouth, remise à neuf, avec sa coupole bleue toute éclairée. Un bleu vif et mat, presque trop bleu pour être vrai. Rafik Hariri est enterré là-dessous. Le chauffeur de taxi me l’a répété trois fois aujourd’hui.

* En avril 2010, la fermeture définitive des bars et restaurants du quartier de Gemmayzé a été décidée, suite aux plaintes de riverains.