Chronique d’un village perdu, quatre mille mètres au-dessus de la mer. L’abandon et l’oubli rôdent dans les rues de Tauca au Pérou. La communauté, d’une soixantaine d’habitants, se débat et tente de survivre…
Une église.
Ils ont les pieds boueux, les ongles noirs, les yeux fermés trop fort pour ne pas voir le travail qu’il leur reste. Les briques de terre s’empilent à vitesse d’homme, et de l’église qu’ils construisent, je distingue d’abord l’effort sacrificiel qui fit s’élever les cathédrales.
Il suffit que je pose mon sac pour que le temps s’arrête. Chacune de mes arrivées fait se taire les voix et se baisser les yeux. La timidité et le mépris d’eux-mêmes ont façonné aux Andins ce regard opaque qui me pétrifie tant. Le silence qui s’installe est brisé bientôt par un long chuchotement, une psalmodie respectueuse et craintive, glaçante : « C’est la Gringa ! ».
Le travail a repris, lourd de silence. Moi, je me fais violence, et mes questions gênées ne trouvent d’autre réponse que de vagues hochements de tête. Alors, quoi ? Partir ? Les observer assise, la bouche cousue, le sourire crispé, la posture voûtée de ceux qui s’excusent d’être là ? Chaque coup de pioche me crie de déguerpir, de les laisser tranquilles. D’oublier leur monde. De retourner au mien.
Et puis… Tout à coup, au cœur de cette litanie lourde et lugubre… Je crois que je comprends. Soudain, j’ôte mes chaussures, jette mes chaussettes, aussi rageusement que je me débarrasserais de mes repères et de mon cocon rassurant ; l’instant d’après me voilà, comme eux, à nu, au soleil, à piétiner la boue pour en faire des briques. Du silence s’élève un cri de surprise, deux. Un éclat de rire, puis trois ou quatre. Une brèche dans l’opacité de leur regard.
Il faudra une après-midi d’efforts, et trois tonnes de boue sous mes pieds, pour que le mot fuse. Derrière deux phrases échangées de travailleur à travailleur, je distingue ces deux syllabes méprisantes, ce crachat qui désigne aujourd’hui les fils des Incas : « C’est une vraie chola ! ». Une bouseuse, comme eux. Je souris. On n’aurait pu me faire plus bel éloge.
Angoisse.
De grandes prunelles très sombres, un sourire hésitant, la cinquantaine mélancolique. Alfreda effeuille inlassablement ses épis de maïs. La manta multicolore, qui enveloppa autrefois ses bébés, se piquette de petits grains dorés, qui adoptent au soleil l’exacte couleur de sa peau. Nos quatre mains plongent à l’unisson : silence lourd des promesses d’aveux prochains. Alfreda hésite, les mots courent le long de sa langue, butent contre ses dents. Les morceaux de phrases qu’elle me lance, trop vite, trop fort, sont autant de pièces d’un puzzle que je m’efforce de reconstituer. Sa naissance, ici à Tauca, la mort de sa mère, la ferme. La grise monotonie de son enfance et des travaux sans cesse répétés. Et puis, soudain, au détour d’une phrase, sans que je m’y attende… Lima. Lima l’exubérante, la colorée, la vivante, témoin dévorant de ses vingt ans, de l’époque où elle croyait y rester la vie entière. L’insouciante ! On ne quitte jamais vraiment les Andes.
Alors, rattrapée par la vie, les obligations, Tauca, de nouveau. De nouveau, la boue, l’ennui, l’attente. Les fleurs fanées et les épis pourris. Ses mains s’acharnent sur un grain de maïs récalcitrant, elle relève la tête avec un peu trop d’hésitation. Son sourire a quelque chose de cassé. « Voilà, c’est ça, ma vie. Ce n’est pas une vie très heureuse, n’est-ce pas ? ». Et alors que je me dépatouille dans une réponse inévitablement futile, je sens monter comme une angoisse. Claustrophobie.
Et si je m’étais trompée, sur les Andes ? Et si les formes presque humaines qui se dégagent à l’horizon, si ces silhouettes pierreuses, millénaires, n’étaient pas ces dieux bienveillants que j’imagine depuis le début ? Gargouilles, tour à tour attachantes et terrifiantes, prennent ce soir la forme d’un morne Pluton, d’un monstrueux Cerbère. Les cimes au loin deviennent autant de griffes invincibles, les cols, de verrous sans serrure. Doucement, j’abandonne la lutte. Le désespoir les aura tous eus, ici. Pourquoi pas moi ?
Alberto.
La musique qui s’élève de la kena a quelque chose d’irréel. La flûte en roseau permet d’exprimer tout ce que la vie compte de déchirures et de grandeur, en trois ou quatre notes seulement. Alberto me tend l’instrument, ses yeux étincellent derrière ses fines lunettes. Je balbutie quelques sons qui n’ont rien de la majesté de ceux que je viens d’entendre. Il ajuste mes doigts, me sourit avec bienveillance. Trente ans de sagesse. Alberto est prêtre.
C’est par futile provocation que, trois jours auparavant, je lui avais affirmé, défiante, mon athéisme. Les gourous de tout poil sont légion dans les Andes. Il ne se passait pas un jour sans que je ne fasse l’objet de prières pour le salut de mon âme impie. Lui, m’avait regardée, sourire en coin. Miracle ! N’avait rien dit. Il a choisi le christianisme, non par amour de Dieu ; mais des hommes.
Lorsque Alberto se met à parler, on dirait que le temps même s’arrête pour l’écouter. Sa voix douce, posée, me raconte la naissance de sa vocation, mûrie à l’adolescence : les paysans de Tauca devaient être sauvés. Le salvateur serait prêtre. Non que Dieu soit la solution ; mais il n’y a qu’un prêtre pour entendre la détresse de ceux qu’on n’écoute pas. Il se sait le confident des sans-voix, et c’est peut-être ce qui le pousse, chaque matin, si frêle sur sa moto déglinguée, de communauté en communauté. Il combat l’alcoolisme, la violence, le désespoir. Il apprend aux Andins qu’ils sont dignes. Qu’ils sont hommes.
Au retour, le silence ne m’agresse pas comme d’habitude. Pour la première fois peut-être, j’entends un rire d’enfant, quelque part, par là… Je marche un peu plus vite, tourne dans les ruelles sales de Tauca. Je cherche ce bruit. Il me guide. Je cours presque. Le trouve. Trois fillettes font une ronde en riant aux éclats. Je m’arrête, m’assois, m’accroche à cette joie comme à une bouée de sauvetage. Un peu de répit, enfin. Une respiration.