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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Flora GELEY – Manille, vies minuscules

Photos : CC DON DEXTER ANTONIO PHOTOGRAPHY ™

Photos : CC DON DEXTER ANTONIO PHOTOGRAPHY ™

Catmon street à l’aube. Le gecko hurle. Des rayons du soleil, qui tressent les couleurs de la ville, s’échappent des sons vertigineux « Bukooo… », « Zapaaatos… », « Baluuuut…».
Manila, quartier San Antonio.

Marchands ambulants et autres revendeurs à la sauvette s’égosillent. Dans un demi-sommeil, étourdie de chaleur, on entend les notes de leur voix davantage que leurs mots. Et elles suffisent pour deviner l’objet du troc.

Ici tout se monnaye dans la rue, du tendre jus de buko – jeune noix de coco – aux lits en bambou parfois beaucoup plus grands que le vendeur lui-même. Le bitume de Catmon livre les secrets d’une micro-économie qui, à l’ombre des tours, se joue des centres commerciaux clinquants, greffes boursouflées du nouveau monde.

L’âme du quartier – une rue, ses maisons à deux étages qui se font face, un panier de basket branlant autour duquel les gosses se retrouvent à la sortie de l’école – c’est Sony, le jovial patron un peu dur d’oreille du sari-sari. Il dépanne. Allumette, dose de shampoing ou de lessive, selon. C’est aussi chez lui que la rue se fournit en bière locale, la Pilsen des habitués. Sur son comptoir en plexiglas est minutieusement collée la table de multiplication des prix, pour chaque commande possible. Un stratagème efficace pour celui qui n’a pas appris à l’école. Il fait promettre de lui ramener les bouteilles, une fois vides. Deux pesos de consigne, mais pour les voisins, il fait confiance. « Bye bye cuya », lance t-on : « Salut grand-frère ». On part heureux. Le sari-sari de Sony est toujours ouvert.

Un peu plus loin les ouvriers font leur toilette abrités par une planche de bois. Le quartier bat au rythme des constructions et de ces hommes qui peuplent la rue, un temps. Ils mangent, dorment, et travaillent dans les interstices du chantier. Le jour avec les hommes, la nuit avec les bêtes. Pendent aux fenêtres les signes de leur nomadisme, une chaussette, un tee-shirt tandis que veillent sur eux les sourires figés de ceux qui ne changeront pas leur vie. Candidats aux élections de Mai, affiches criardes à l’image d’une démocratie fardée, coulée dans l’or de ses propriétaires, ignorante de la boue de son peuple.

Le soleil s’en est allé réchauffer d’autres hommes, l’humidité d’avril s’égare en gouttelettes, le gecko chante. Il nous rappelle qu’il est ici chez lui. Faune souterraine avec laquelle l’homme coexiste, une économie vespérale à six, huit ou mille pattes et autant d’antennes pour grouiller, fouiller et conquérir à jamais la rue.

Tu t’endors tous les soirs en pensant à eux, comme au trajet du lendemain.
Manila, Carrefour de Buen Dia/Pasong tamo

Carrefour de Buen Dia, une boussole dans la jungle. Un enchevêtrement de bruits stridents, d’odeurs nauséabondes, de fumées d’échappement, de gens. Petites manches bien tirées, cheveux noirs bien peignés. Il règne un climat de propreté malgré la chaleur impitoyable. Et pourtant, on devine les heures interminables passées dans les transports pour arriver à ce carrefour. Après la marche et le « tricycle », fragile nacelle rivée au flanc d’une moto, c’est le moment de s’agglutiner dans la jeep, le bus local qui nous mènera jusqu’à la ligne de métro. La place est comptée : dix millions d’urbains, le transport public est une affaire privée, et même souvent une entreprise familiale. Alors c’est à la vie, à la mort, au plus vite. La chaîne des micros métiers se déroule. Accourt le vendeur de guirlandes de jasmin. Elles sont des offrandes pour la statue de Marie, qui protège le chauffeur, ses passagers et veille sur leur voyage.

Pas le temps de rêver, le crieur-remplisseur signale l’arrivée de la jeep. On s’y engouffre. On se colle, on se serre, allez « deux de plus», hurle le chauffeur. Le remplisseur empoche sa part de bénéfice. Les gaz sont poussés comme pour un long voyage qui ne durera en fait que huit secondes. Le temps de faire descendre un passager, puis d’en reprendre un autre. Avant de s’allumer une cigarette et d’encaisser les sept pesos réglementaires pour cette proximité partagée.

Surgit alors une conscience de l’autre, cet autre que l’on côtoie quotidiennement, serré, collé, lié par ces gouttes qui s’échappent du corps. Et l’on transpire la ville, et l’on transpire de crainte, de crainte de la voir happer ces hommes, qui suintent avec elle, dans un souffle commun.
Manila, Pasig river, de Binondo à Makati

L’enfant nu mange un gâteau ramassé quelque part. Sur le béton brûlant. On ne sait plus qui du gâteau ou du béton dégouline sur l’enfant. Etre passager à Manille, c’est plonger dans toute vie. Alex travaille dans un restaurant chinois de la rue Ongpin. Surpris face à des étrangers, il s’avance timide et questionne. En retour, on lui demande : « Et toi ? ». Et là, la pudeur l’emporte sur l’enthousiasme. Seuls quelques mots s’échouent sur ses lèvres. Mindanao – son île, étranger, argent. Il veut partir, remplir sa bourse et accomplir son rêve, monter un restaurant. Il s’aventure : « Et toi, c’est quoi ton rêve ? ». Les mots s’agrippent à l’estomac.

Le bateau reprend sa route sur la Pasig river. De rivière, il ne reste que la beauté du mot, intestin béant de la ville. L’eau boueuse se meut par à coups. Les plastiques bleus flottent comme des petits bateaux sans capitaines. Et les enfants jouent. Ils sont toujours là malgré le typhon qui bourdonne. Il savent que les forces de la nature sont irrésistibles. Mais les défient jusqu’au dernier instant. On est loin des sensations minuscules de l’orage qui s’annonce. Les palmiers bougent au ralenti. La face de la ville est changée, elle attend sur le ring, ce boxeur venu du ciel, aux gants de vent et aux muscles de pluie. Elle tend son arc de béton, de ferraille, de carton pour abriter ces âmes qui peuplent ses entrailles. Les hommes et les bêtes se pressent pour regagner leur logis de fortune ou leur dédale de marbre. Unis pour affronter cet envoyé de Dieu et attendre que le vent tourne pour tout recommencer.