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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Clara ARNAUD – Ainsi en Nait-il

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Au Kirghizistan, vie et mort se déroulent à ciel ouvert pour les éleveurs nomades, dans le grand théâtre des paturâges d’été.

Après-midi inconstant dans les montagnes, après une brève mais terrifiante averse, le soleil envahit de nouveau la vallée, engloutie quelques instants auparavant dans un épais nuage. Les yourtes, tentes nomades circulaires, pullulent, tels des champignons ventripotents émergeant après une semaine d’intempérie sur un lit de mousse. Disséminées irrégulièrement dans le large fond de vallée, rassemblées trois par trois dans ses méandres, elles s’égrènent le long du cours d’eau. Les sommets émergent de part en part. Il fait très chaud en cette heure de l’après-midi, où le soleil après avoir atteint son acmé, entame une prudente descente vers le sol. Les bêtes paissent, nombre des tâches de la journée sont d’ores et déjà accomplies et celles du soir loin de se profiler. Heure où, entre deux bols de thé chez un voisin, on jette un coup d’œil au troupeau, envoie le gamin vérifier que tout va bien. On partage vodka et koumis, le lait de jument fermenté que l’on tient ici pour élixir, avec un ami, accroupi dans un coin de prairie. Le cul littéralement fiché dans le sol, les pieds enracinés. Ivre d’alcool, à lumière surannée du soleil d’août, tout est flou.

Soudain, un cavalier surgit au galop, fend l’air et se jette à terre. Nuage de poussière et vacarme de sabot et de talons. Il se précipite vers le groupe d’hommes accroupis au sol. Les regards circonspects forment autour de lui une alcôve. Certains le fixent d’un air interrogateur, d’autres jubilent car ils savent. Le nouveau venu qui exulte de toutes ses dents fendues et jaunies, proclame un bref discours empli de trémolos. Des soubresauts agitent sa grande carcasse maigre, perdue dans des vêtements informes puants le gras de mouton. Gestes désarticulés, regard âpre. Dans une étrange symphonie de grognements et de cris de satisfaction, les hommes s’empoignent, se congratulent violemment. Les éleveurs du coin accourent, ravis qu’un événement puisse venir troubler ce quotidien immuable, écrasé par l’ennui. Les femmes restent sur le pas de la yourte, stoïques. Les enfants interrompent leur partie de football, laissent au sol la boîte de conserve qui fait office de ballon, et s’extrayant de leurs rêves de gloire, ôtant de leurs yeux l’image de leur dieu Zidane, ils se précipitent vers le cavalier.

« Ca y est, cette fois c’est la bonne, ça y est », un petit homme ventripotent au visage bouffi et déjà dévasté par l’alcool se trémousse. En quelques minutes, la vallée est gagnée par une euphorie qui se répercute de proche en proche. Le cavalier et les quelques hommes qui étaient assis là, enfourchent leurs chevaux et se dirigent vers le campement voisin. L’équipée est si bruyante, chahutant joyeusement, poussant les montures au galop, se heurtant, que les badauds accourent, interrogent. On se fait un plaisir de leur annoncer la nouvelle, d’en rajouter en prenant ton et posture adéquate à tout récit grandiloquent, avant de repartir. Première yourte, premier arrêt. On ne passe pas devant une yourte sans prendre le thé, et les femmes sont impatientes d’honorer l’heureux porteur de la nouvelle. Le thé bouillant coule à flot, le koumis aussi et bientôt, une bouteille de vodka qui passe de main en main, et dont le cadavre ira s’échoir dans un coin de pâture. La vodka. Héritage d’une URSS noyée dans ses flots, elle ravage. Quelques mètres plus loin voici la deuxième yourte, celle du petit ventripotent, qui envoie un jeune chercher quelques bouteilles de plus. La maîtresse de maison arbore fièrement des beignets, elle ne pourra pas aller voir ça de ses propres yeux, elle aurait aimé, mais dos à la porte, elle sert les invités.

Le cavalier trépigne d’impatience, sa yourte n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres. Il peine à se hisser à cheval et titube, il faut le soutenir. Il tient à peine sur sa monture, mais l’on n’arrive pas chez soi à pied, surtout en pareille occasion. Le vieux attend son fils devant la porte, un sourire fend son visage déjà entaillé par de véritables sillons. C’est un grand jour pour lui aussi. Il pleure un peu à flots longs et doux. Le cavalier se déchausse en hâte, invite ses amis à pénétrer dans la yourte où se trouvent déjà quelques femmes. La grande-mère chantonne en s’essuyant les mains, rectifie le nœud de son foulard et adresse à tous un sourire radieux en entamant la description du déroulement des opérations, qu’elle a supervisées, avec le plus grand sérieux. Une bouteille de vodka de plus a jailli de la parka d’un nouveau venu, et l’on porte des toasts, à la famille, la santé de chacun, on félicite l’heureux cavalier qui exulte. L’alcool se dilate dans l’air chargé de vapeur d’agneau et d’une âcre odeur de sueur.

La femme du cavalier gît sur une épaisse couche au fond de la yourte. La grand-mère lui applique sur le front des compresses fraîches, ses cheveux sont trempés de sueur, son visage crispé porte la trace de la violente épreuve. Elle ferme les yeux et abandonne son corps épuisé au repos, ses joues sont si rouges qu’elle semble fiévreuse. La grande mère assure que tout s’est bien passé, qu’elle sera sur pied dès demain. « Elle a été très brave, comme les deux premières fois, c’est une femme courageuse ». Le cavalier braille sous l’effet de l’ivresse, «C’est un garçon, un petit garçon, nous qui avions déjà deux filles, voici la famille au complet! ». Et il ingurgite une nouvelle rasade de vodka avec un sourire d’intense satisfaction, d’une traite, avant qu’on ne le resserve. « Allons, la femme de Nourlane nous attend dans sa yourte pour fêter cela » crie l’un des hommes. D’un bond, d’un seul, tous sont debout, vacillants. La grand-mère les pousse vers l’extérieur, elle restera avec sa belle fille. Le bébé va bien. C’est un beau petit garçon, qui deviendra un grand berger dit le grand-père. Il est né quelque part au pied des montagnes kirghizes, un après-midi comme les autres. Il se nommera Jailoo, cela signifie « pâturage » en kirghiz.

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