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Avec le concours du MAD
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Avec le conconours de la Presse Régionale
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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Claire TOMASELLA – Secrets de Kabylie

Quand j’ai rencontré Farid à Paris, il voulait changer de travail, de prénom et de cheveux. Aujourd’hui, ce sont ses origines que le trentenaire veut effacer. Sa vie est ici maintenant. L’ailleurs, c’est Béjaia, la bougie de la Kabylie. Un été, il m’entraîne dans son passé. Mariage des cousins. La salle est pleine de femmes. Les hommes sont assis sous les oliviers. Crincrin d’une musique sans âme. On change de tenues avec les plats. Tailleurs occidentaux, robes de soirée, médailles Napoléon III, foulards kabyles. Folkloriques. Les éventails s’activent. Le khôl coule sous les yeux trop maquillés. Latifa, l’une des cinq sœurs de Farid, se déchaîne sur la piste. Pour dégager ses jambes, elle relève sa djellaba noire et découvre ses pieds, les plus petits de la famille Azoug. Pas question de retirer le voile assorti. Son mari Mammi passe de temps à autre.

Farid le connaît bien. Ils jouaient dans la même équipe de foot. Après les matchs, Mammi emmenait Latifa à la pizzeria. Elle l’amusait avec ses tâches de rousseur et ses plaisanteries dont elle était la première à rire. Il la faisait danser. Les jeunes gens ont décidé de se marier. A quelques jours de la noce, Mammi a fait un rêve qui l’a terrorisé. Il a appelé Latifa et lui a demandé de revêtir le voile. Pour son salut. Pour celui de leur couple. Il n’en a pas dit plus. Ce ne pouvait être qu’une plaisanterie. Latifa a préféré en rire et Mammi s’est calmé. Elle le croyait apaisé. Le lendemain de leur mariage, Latifa a du cacher sa longue chevelure rousse. Mammi s’est fait pousser une longue barbe sombre. Aujourd’hui, il porte un pantalon trop court. La danse est terminée.

Le frère observe impuissant la scène. Réminiscence du passé. A l’époque, c’était Farid qui crachait quand ses sœurs allaient faire les courses : « Tu seras rentrée avant que ça n’ai eu le temps de sécher », lançait-il à sa sœur Ania qui courrait acheter le concentré de tomates. La jeune fille au regard sombre n’avait pas seize ans et ne pensait qu’à l’amour. Elle cachait sa photo dans son sac. Elle la sortait quand elle était seule, la montrait parfois à ses sœurs. Un autre jour, Farid s’est énervé quand il a aperçu les bouts des seins à peine formés de Sabrina, l’aînée. Elle dansait sur la place Guidon, celle qui surplombe le port de Béjaïa. Les tétons pointaient sous sa robe blanche. Coupable transparence : « Qu’elle se cache. Elle n’a pas honte ! ». La jeune fille aux yeux perçants n’a pas compris. Mais son regard s’est assagi.

« Maman, pourquoi tu pleures ? »

Farid retire la vieille chique de sa bouche, la jette et s’en roule une autre qu’il replace sous sa lèvre supérieure. Il remonte encore plus loin dans le temps. Fierté du petit garçon dans son survêtement en jersey bleu, celui avec les deux lignes rouges sur le côté. Cartable sur les épaules, Farid courait sur les routes terreuses de Béjaia. Quartier populaire aux immeubles à moitié construits. Sacs poubelles éventrés sur les semblants de trottoirs. Il montait les escaliers quatre à quatre. La peinture se détachait des murs fatigués d’absorber la poussière. Porte blindée de l’appartement, celui partagé avec l’oncle, la tante, la grand-mère, les cousins et les cousines. Farid se dirigea vers la chambre sombre de ses parents. Les nattes des enfants gisaient sur le sol. Les draps avaient été pliés avec soin le matin. L’odeur de la chorba du soir s’insinuait dans la pièce. Sur le lit, Zora, la mère de Farid, reniflait.

« Maman, pourquoi tu pleures ?

– Pour rien. »

Farid voulait consoler sa mère. Il a alors décidé de partager son secret avec elle : il apprenait la langue kabyle, en cachette. De son sac, il sortit un petit calendrier berbère. Farid osa un sourire. Zora caressa le visage du fils. Elle n’a rien dit au père qu’elle craignait. Celui-ci avait prévenu Farid. Il lui avait dit de rester en Algérie. Le père, il la connaissait cette France dont il avait appris la langue quand il était jeune. Mais on ne l’écoute jamais! On ne l’écoute plus. Aujourd’hui, il tourne dans la cour de l’école, celle où la famille Azoug a emménagé après avoir quitté le grand appartement trop familial. Le vieil homme agacé par les aboiements du chien s’assoit sous l’arbre auquel les enfants viennent s’accrocher. Patriarche impuissant.
La cabane de Timghrent

Après le lycée, Farid est parti étudier à Tizi Ouzou. Huit ans d’études de médecine, des années à réviser ses cours dans les toilettes, « le seul endroit tranquille » d’Algérie. Je ne verrai pas la capitale de la Grande Kabylie. Je l’imagine et replonge avec l’étudiant. Farid sortait major de sa promotion. Prestige d’un jour. Ce qui comptait pour le jeune homme, c’était la bourse qu’il avait gagné : il allait enfin partir à l’étranger. Il courût rencontrer le haut responsable des études. L’homme au regard froid et usé fixa le jeune diplômé. Il lui annonça comme une évidence que ce n’était pas lui qui allait partir. C’était un autre. On n’en saura pas plus. Je devine.

Farid s’est retiré du monde pendant plus d’un an. Sur la plage de Timghrent, à l’ombre des montagnes kabyles, il a construit une cabane.Le vent marin caressait son visage renfrogné. L’homme réfléchissait. La tête pleine de projets, il s’est décidé à partir. « Je ne pouvais plus supporter cette société. » Il a quitté Béjaia pour Paris.
L’espoir de Lamia

Après le mariage des cousins, les journées plage s’enchaînent. A Timghrent, la cabane de Farid a disparu. Sur les montagnes sèches, quelques villas en construction. La glace à la fraise coule sur le sable. Latifa n’est pas là. Mammi ne lui a pas donné l’autorisation. Elle s’était pourtant commandée un maillot spécial qui couvre le corps dans son intégralité : pantalon, pull et voile assortis. On avait un peu forcé les rires.

Lamia, la petite dernière, la protégée de Farid, m’emmène nager. Elle me raconte qu’elle est amoureuse mais qu’ils doivent se voir en cachette. Nous chassons ce refrain par quelques mouvements de brasse. Au loin, une terre aux contours flous.

« Tu sais, moi aussi je vais partir. »

Le chuchotement de Lamia se perd dans le bruit des vagues. Je promets de ne rien dire à Farid.