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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Benjamin LECLERCQ – 03h36

Mon rêve prend soudain une drôle de tournure. Le décor et les visages se mettent à tanguer, le sol se dérobe sous mes pieds, mon songe s’agite dans tous les sens. Et puis, avant que l’inconscient ne se l’approprie définitivement, comme une péripétie de plus dans le dernier rêve de cette nuit estivale, la secousse me réveille enfin. Le regard brumeux s’accroche d’abord sur la fenêtre. Cherche un repère, un horizon. A l’extérieur, la lumière est étrange. Plus d’éclairage public, la pleine-lune tamise le parc Inés de Suarez. A l’intérieur, la vibration s’amplifie. Il doit s’agir d’un « temblor », ces petits soubresauts terrestres qui réveillent les chiliens à longueur d’année. Quelques secondes d’une vibration sonore, rien de plus. Mais d’un coup, les alarmes des voitures se déclenchent. Toutes en même temps. Hurlement à la mort dans la nuit noire de Santiago. Le lit heurte les murs dans un mouvement souple et saccadé. La secousse s’intensifie encore. Au bout d’une minute, le vacarme est saisissant. Dehors, les cris stridents des véhicules ballottés par les ondulations des chaussées. Dedans, les murs craquent, les meubles cognent, les étagères s’affaissent et déversent des flots de livres sur le sol, dont s’échappe un bruit sourd et terrible. Attendre, le souffle court, immobile. Attendre que ce monde de l’inanimé veuille bien se figer à nouveau. Que les murs cessent de craquer, les meubles de cogner, et les objets de danser sur le plancher. Et puis, peu à peu, la terre cesse de trembler. Enfin, l’inertie change de camp. Et c’est aux hommes de s’agiter.

Les portes s’ouvrent une à une, les bougies flottent dans la pénombre tiède des couloirs. Dans un drôle de silence, ces timides points de lumière éclairent des visages aux traits tendus. Ils frôlent les murs jaunes du petit immeuble de Providencia dans une procession encore haletante. Les yeux engourdis se cherchent. Et puis, enfin, les premiers éclats de voix congédient la torpeur de l’étouffante nuit chilienne.

Lorsqu’il est inquiet l’homme devient grégaire. Sevrés d’électricité, les habitants s’agglutinent autour des voitures, les autoradios crachotent les premiers échos du tremblement. Les voisins s’interpellent, prennent des nouvelles du logis, de la maman, du chat. Tout en discutant, ils se rassurent aussi. Cherchent à distraire ce corps encore engourdi, surpris en plein sommeil. Bavarder, bouger, s’activer, comme pour vérifier qu’il est entier.

« Ça a été bien plus fort cette fois ! » ne cesse de répéter cette petite dame. La voix en émoi et le cheveu en bataille, elle trépigne devant les grilles du parc. Les anciens s’y sont réunis pour commenter l’événement, et se remémorer le dernier grand tremblement, celui de 1985. Justement, un peu plus loin, un groupe s’ébaudit de la fameuse ponctualité des caprices telluriques. Si elle ne les ménage pas, l’épée de Damoclès des Chiliens tombe en revanche à intervalles réguliers, comme si elle s’était fait un devoir d’être à l’heure. Tous les vingt-cinq ans exactement. 1960, 1985, 2010 : les plus superstitieux se régalent de cette minutie d’horloger.

A l’écart des débats, tirant fiévreusement sur une cigarette dans le parc noir et silencieux, mes amis et moi laissons remonter peu à peu cette étrange excitation. Secoué sur mon lit, assis en tailleur face à la fenêtre, je n’ai pas ressenti la peur. Plutôt cette confuse sensation d’un temps éminemment présent, quelques instants d’une folle intensité, comme suspendus, dans cette étroite chambre de Santiago.

Le jour reparait comme si de rien n’était. La chaleur tenace de février étreint de nouveau les vastes avenues de la capitale, et finit par me réveiller. Dans la ville un dimanche presque banal s’étire insolemment sous les rayons brulants. Seuls les petits monticules de gravats au pied de certains édifices trahissent ce paysage trop ordinaire. L’apocalypse n’a pas eu lieu. Du moins ici, à Santiago.

Le drame s’est joué plus au sud. Concepción, seconde ville du pays, est sens dessus dessous. Postés religieusement autour d’une petite radio et de deux bougies, autel de fortune contre l’insignifiance de la nuit, nous écoutons jusqu’à l’aube surgir les faits. Pagaille de bruits et de peur, de cris et de pleurs.

En fin de journée, l’électricité revient. A la télévision, les images de ce sud ravagé tournent en boucle : immeubles éventrés et chaussées distordues. Les présentateurs, mine défaite et voix chevrotante, réévaluent d’heure en heure le bilan humain du séisme.

A Santiago ne sont parvenus que les échos du fracas terrestre. Pourtant, derrière la quiétude apparente de la capitale, la tension est palpable. Des familles ont trouvé refuge dans les parcs : pas question de rester entre quatre murs, en cas de nouvelle secousse mieux vaut rester dehors. Matelas, réchauds et couvertures s’étalent sur l’herbe. Certains n’ont pas le choix. Yvonne et Ricardo campent sur ce qui fut leur maison. A Barrio Brasil les maisons ont souffert, et la leur s’est effondrée. Condamnés à rester pour éviter les pillages, ils me montrent ce qu’ils ont pu sauver : des livres, un fauteuil, une télé. A l’écran, la présidente Bachelet tente de dissiper la peur des Santiaguinos. Peur de cette situation d’urgence que le gouvernement n’aura jamais vraiment maitrisée. Peur de ces débordements, de ces rumeurs de pénurie et de pillages. Alors, méfiants, ils font la queue devant supermarchés. Faire des provisions, comme en temps de guerre. D’ailleurs l’armée vient d’investir les rues de Concepción. Curieuse vision que ces patrouilles de militaires dans les rues chiliennes.

Il y a ce frisson enfin. Les visages qui se figent soudainement, quand la terre se remet à trembler. « Està temblando», annonce Leyla, ma colocataire, en trottinant vers la porte. Nous sortons de notre petite maison de Bellavista chaque fois que la clochette de la porte se met à tinter. En plaisantant, mais sans faire les malins. Les plafonds se sont effondrés lors du séisme, désormais nous vivons tous au rez-de-chaussée. Les répliques entretiennent cette tension post-terremoto : plusieurs fois par jour, la terre vibre très doucement. Je suspends mon souffle. Aux aguets. Je ne le reprends que lorsque la vibration s’évapore. En m’efforçant de me dire que bon, a priori, pas de raison de s’affoler. Du moins pour ces vingt-cinq prochaines années.