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Angela BOLIS – Kawa Karpo, le dieu des neiges blanches

Photos : CC REURINKJAN

Photos : CC REURINKJAN

Eclats de mémoire de douze jours de circumambulation, sur les pas des pèlerins tibétains.

Quand je l’ai rencontré, Dawa somnolait. Fouetté par le vent et le soleil, sur un pont balançant au-dessus du Mékong. D’un œil, il guettait la danse du bulldozer qui creusait la montagne, et les éboulis se fracasser sur notre route. Après quelques négociations gestuelles, il est devenu mon guide sur le sentier de pèlerinage du Kawa Karpo.

Accrochée à ses pas, je quitte le fleuve couleur terre pour le bleu glacé d’un torrent déferlant dans la jungle. La forêt est trouée de lumière, pénétrée d’eau. Cousue de lianes qui emmêlent leurs toiles filandreuses aux troncs humides des rhododendrons. Parfois dans ces entrelacs, une percée laisse éclater la blancheur argentée du Kawa Karpo : un îlot silencieux et lointain, dont les glaciers déchirent en lambeaux les nuages.

A force d’ascension, la forêt s’éclaircit. Le ruisseau, serpentin, glisse dans l’herbe rase des prairies d’altitude jusqu’au pied du premier col, le Due-ke la. Je sens l’effort de chaque respiration, et mon cœur qui bat la chamade. L’herbe, caressée par les nuages, est pointillée de fleurs jaunes et noires violacé. Les aboiements d’un chien de garde rebondissent sur les parois du cirque et se brouillent, formant un murmure lancinant. Je deviens une bulle aux contours trop fins et perméables, pénétrée d’air grésillant. Dawa est déjà en haut, sourire goguenard et cigarette au bec, au milieu d’une forêt de drapeaux qui égrènent au vent leur prière : «Om mani padme um». De l’autre côté, le vide. Le sentier dégringole en 108 lacets vers une bergerie miniature, rassurante. Dans la chaleur épaisse du feu, ses hôtes nous offrent du thé salé au beurre de yak et du fromage au goût de lait caillé.

Ce soir, le ciel a viré bleu électrique, barré d’un horizon noir. Un vent lourd, chargé des premières gouttes, gifle ma tente. Brusquement, un éclair transperce la montagne, lui arrachant un hurlement métallique. Et des cris, rieurs et apeurés, aux pèlerins réfugiés sous la falaise.

Les Tibétains arrivent aux campements à la nuit tombante, dorment à la belle étoile, et se lèvent avant le soleil. En famille et entre amis, ils pérégrinent en joyeuses ribambelles, parfois précédées d’un moine rondouillard. Ils marchent vite et chantent à tue-tête. A leurs yeux, autour du Kawa Karpo, la nature appartient aux divinités. Ils voient dans le creux d’une roche une empreinte de Padmasambhava, le père fondateur du bouddhisme tibétain. Ils tapissent de yuans les parois d’une source, doux bouillonnement d’eau dans l’humus, pour s’attirer la prospérité. Et amoncèlent autour d’un arbre tout un bric-à-brac de vêtements, bijoux et vaisselle, trésor brisé dans les ronces et les volutes d’encens.

Après cinq nuits dans la jungle bruissante, après les sempiternels repas de riz aux champignons et aux feuilles, arrivée au village d’Aben : un îlot de champs verts dans un désert minéral, sous une bruine illuminée. Je suis les enfants au ruisseau. Là, derrière les buissons, une caisse sur pilotis fait office de douche. Sous cette pluie piquante de fraîcheur, je me laisse arroser, nue.

Ce matin, l’atmosphère s’est assombrie et tue. Entre les nuages effilés, une sphère noire a gagné le soleil aveuglant. Sur un toit, un enfant souffle dans une conque et accompagne, de sa sourde mélopée, la course lente de l’éclipse solaire. Tout l’après-midi, villageois et pèlerins se sont réunis dans une cour pour chanter la même litanie : «Om mani padme um». Un chapelet dans une main, un moulin de prière dans l’autre.

A la géographie sacrée du Kawa Karpo se superposent des zones administratives et des frontières insoupçonnées. Après Aben, trois motards en uniforme se chargent de nous révéler ces lignes imaginaires: nous sommes entrés en Région autonome du Tibet, et dans une zone militaire à la frontière de la Birmanie, sans permis ni agence. Embarqués. A Zhanang, ville frontière du far-west chinois, il n’y a qu’une rue, mi-boue mi-poussière. Devant, un commissariat en carrelage blanc. Dedans, l’officier chinois brandit son livre de loi rouge : «Les étrangers sont interdits ici ! Vous serez évacués vers une sous-préfecture du Yunnan, demain dès l’aube.» Puis nous cloître dans un hôtel lugubre, où pullulent scorpions et scolopendres démesurés. Ne bouclerons-nous pas la boucle du pèlerinage ? Alors que je médite cet impensable sacrilège, le policier revient, l’air de rien: tout compte fait (l’amende empochée), il fermera les yeux, à condition qu’on poursuive notre périple hors de sa vue.

Au milieu de la nuit, nous nous glissons dans l’ombre de Zhanang. Les lumières du commissariat s’éloignent, les aboiements des chiens n’alarment personne. La pluie nocturne me lave, balaie mes pensées. Son tapotement régulier berce mes pas. Dawa décide de s’endormir dans le creux d’un talus, sous des buissons dégoulinants. Puis l’aube humide nous guide vers l’enceinte d’une nonnerie, doux refuge, où je me calfeutre dans la chaleur du poêle, la voix des nonnes et le duvet de leurs chatons.

Les 4822 mètres du col du Shola-la se dressent devant nous. Au fil de l’ascension, les chênes-lièges se rabougrissent. Puis ne pousse plus qu’un tapis d’herbe, parsemé de fleurs et de tas de roches. Ces champs de pierres chaotiques, où le gris est bariolé de traînées violines, rouges sang et turquoise, ressemblent à un paysage de guerre des dieux. Il pleut silencieusement. Dans le cirque du Shola-la, le silence résonne, l’air est blanc, l’oxygène rare. Je passe ces drapeaux en charpie, l’esprit brumeux. Et me laisse couler vers des altitudes plus clémentes, le long des ruissellements qui arrosent les premiers rhododendrons. Brusquement, un troupeau de yaks déboule. Ruant et galopant, reluisant et monstrueux, il dévale les pâturages autour du berger et de son chien. L’homme, buriné et serein, nous invite dans son refuge pour la dernière nuit du pèlerinage. A côté du foyer central, asphyxiée par la fumée, je sombre dans des rêves vaporeux, envolés dans l’oubli.