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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Alban DE MÉNONVILLE – Les chiffonniers et l’immortel

Menonville

Quand un académicien se rend chez les chiffonniers du Caire, que se passe-t-il? Pour le savoir il faudrait lire le petit calepin qui ne le quitte pas. Mais je peux déjà vous dire ce que j’ai vu…

L’aube est déjà là, beige et poussiéreuse. Les enfants en uniforme marchent vers leur école. Devant la boulangerie, des femmes jouent des coudes pour accéder au comptoir. L’air est chargé d’odeurs indistinctes et désagréables. Une partie des ordures du Caire arrive ici, dans ce quartier de chiffonniers.

Aujourd’hui c’est un personnage important qui vient le visiter. Il écrit un livre sur le recyclage des ordures dans le monde. Il est académicien. Il ne porte pas son uniforme mais un treillis marron et un tee-shirt délavé. Des grosses baskets aussi parce qu’il sait que les rues sont sales. Nous marchons dans des venelles étroites parsemées d’ordures. Je suis le guide. Je connais bien l’endroit.
Calepin silencieux

Le vieux sage de l’académie a dans ses mains un calepin où il note ce qu’il voit, ce qu’il sent…que sais-je ? Il voit un jeune enfant pied nu dans la rue, un bout de pain à la main et écris quelques mots. Il demande pourquoi cette femme est voilée (nous sommes encore dans le quartier musulman) et note la réponse. Il s’arrête un instant, jette un regard sur une cage remplie de pigeons : quelques mots sur le calepin. Un homme inconnu le salue. Il répond en français, le sourire aux lèvres. Me demande la traduction : cela veut dire « matin de jasmin ». Il note l’expression sans doute pour s’en souvenir. Durant des heures, tout le long de la visite, il ne cessera ses allers-retours entre ce qu’il voit et ce qu’il écrit. Il ne fera aucun commentaire, ne dira pas « c’est miséreux », « ca empeste », ou « je me suis salis ». Il posera des questions mais ne réagira pas sur les réponses. Oui, la grosse montagne s’écroule de temps en temps sur les maisons. Les immeubles ont trente ans, avant il n’y avait que des cabanes. Non les chèvres grossissent moins vite que les cochons. Il y a encore des ânes dans le quartier. Bien sur, un pick-up coute plus cher qu’une charrette à âne. Le vieux pain sec c’est pour nourrir les pigeons. Presque tout est recyclé : les bouteilles plastiques, les canettes en aluminium, le papier, la ferraille. Oui, tout est trié à la main. L’immortel note tout cela et tourne une page de son petit carnet.
Accolade

Un des rendez-vous pris à l’avance est avec le directeur de la coopérative des chiffonniers. Le vieux gardien de l’immeuble me reconnait et me donne l’accolade. L’académicien me demande le nom du gardien. Le gardien le nom du français. Ils se donnent l’accolade. Le directeur nous attend dans son bureau. Dans la cour, trois chiens sont couchés sur une cabane en tôle. Ils surveillent quelques chèvres endormies.

La discussion commence à s’éterniser avec le directeur et le calepin se remplit de moins en moins vite. Nous prenons congé et retrouvons le vieux gardien. Il nous a préparé du thé et nous invite à assister au recyclage du plastique. Chaque étape sera scrupuleusement notée sur le carnet. Avant de partir, je donne une pièce au gardien et le remercie. X (souhaite-t-il être nommé ?) me demande ce que j’ai donné. Il note. Une autre accolade et nous partons. Une nouvelle page du calepin est entamée.
Des cochons au zoo

En attendant notre prochain rendez-vous, je parle à X de mon idée. Il y a un peu moins de deux ans, le gouvernement égyptien à fait tuer tous les cochons des chiffonniers. Le faux prétexte était la grippe des porcs. La grippe H1N1. La race égyptienne est aujourd’hui en voie de disparation. Il faut conserver l’espèce. Au zoo du Caire, il y a plusieurs enclos vides. Ils attendent d’hypothétiques girafes ou éléphants. En attendant on pourrait y mettre des porcs. Cette race qui descend des cochons élevés sous les pharaons, entrerait ainsi dans le patrimoine animalier du pays. Le membre de l’académie française semble apprécier l’idée (quatre mots sur le calepin !) mais nous sommes interrompus par Abanoube.
100 euros

Abanoube est un ancien éleveur de porcs. Il nous invite à boire le thé chez lui. Sur le chemin, un rat écrasé dégage une odeur de charogne. Une femme copte, assise devant une porte, regarde avec curiosité l’étranger qui prend des notes sur son carnet. Devant l’immeuble familial, le frère d’Abanoube charge un camion. Une force de la nature. Nous entrons dans l’enclos des cochons. Il en reste deux, d’une soixantaine de kilo. Deux males : sorte lot de consolation de la saisie gouvernementale. Les femelles sont devenues quasiment introuvables. Elles coutent cher. Je traduis. L’académicien demande combien pour une femelle ? Environ 100 euros. Il note le chiffre avec son crayon à papier. X semble touché par le sort de cet éleveur sans élevage. En sortant, il prend son portefeuille et en tire deux billets de 50 euros. Je suis chargé d’acheter une femelle et de l’apporter à Abanoube. Deux mois plus tard, j’ai encore les deux billets. Je n’ai toujours pas trouvé de femelle.
Calepin précieux

Toute la journée, au gré des visites, les notes inconnues du calepin orange rempliront des pages et des pages. Sur le chemin du retour, des enfants jouent au billard dans une ruelle. Le vieux sage est touché par cette scène mais ne prend pas de note. Je prends une photo.

Peut-être, dans un an ou deux, un livre sur les déchets dans le monde sortira en librairie. On saura alors qui se cache derrière le calepin. On devinera les mots qui y sont inscrits. Mais surtout commencera alors un deuxième voyage chez les chiffonniers du Caire. Y retrouvera-t-on les cochons disparus ? Les 100 euros pour une truie ou l’accolade avec le vieux gardien ? Une chose est sure : le précieux calepin se sera effacé et nous comprendrons ce qui s’est réellement passé pendant cette journée dans la tête de l’académicien anonyme.

Alban de Ménonville, avec les collaborations fortuites et involontaires d’un membre de l’Académie française, de Guirguis, d’Abanoube, de Youseff et du quartier de Manchiyette Nasser.