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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Adrien LE GAL – Les horloges birmanes

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Carnets de voyage. Rangoon, l’aiguille unique. Il est neuf heures et six minutes à l’heure de Rangoon. À la réception de l’hôtel, des pancartes en plastique bleu indiquent bien «New York», «Moscou», «Paris» et «Sidney»…

Mais il n’y a qu’une seule horloge au-dessus. L’heure unique s’est arrêtée quelque part à la fin des années 1980. Des ascenseurs antiques naviguent entre les étages, la moquette se désagrège, la salle à manger, immense et vide, témoigne silencieusement d’une grandeur passée. Dehors, les pigeons dorment sur d’immenses grappes de fils électriques, les grandes bâtisses coloniales noircissent au-dessus des têtes, les rabatteurs proposent aux étrangers de changer de l’argent discrètement. On compte de vieux kyats déchirés dans une rue déserte, on recompte, on scrute le numéro de série des dollars. Non, celui-ci n’est pas bon, il porte malheur. Trop de huit, pas assez de neuf, ou le contraire. Le changeur prend des airs de conspirateur : «Notre gouvernement n’aime pas trop ce qu’on fait…» On transige, on a l’impression d’avoir transgressé.

Tu tires lentement sur ta cigarette, la fumée se perd dans mes pensées. Tu t’assieds, tu feuillettes ton guide, tu le poses sur la table du bar. Le serveur indien apporte deux assiettes, dedans il y a des tomates aux oignons, et puis deux bols, de la soupe claire aux liserons d’eau. Il sourit, s’excuse, nous demande si nous sommes mariés. Tu lèves les yeux, tu ne réponds pas. C’est à moi, cette fois, de me débrouiller avec mon anglais, d’expliquer que : non, nous voyageons ensemble, mais nous ne sommes pas ensemble. Mais la lady n’a-t-elle pas l’âge d’avoir une famille ? Non, pas forcément, c’est différent, dans notre pays, et nous aussi, nous sommes très différents.

Le quart d’heure américain. La ville est bondée, mais un parfum d’abandon flotte comme une tristesse. Les rues, grises de poussière, les passages cloutés, les trottoirs, tout s’efface lentement. Depuis quelques années, Rangoon n’est plus une capitale. Elle est une ville fantôme, surpeuplée mais abandonnée, flouée par les années perdues, accablée par la honte. Au milieu du trottoir, un homme croise les bras. Il est noir, il est américain, et à côté de son immense sourire, des lettres birmanes dessinent des cercles d’espoir. Il veut discuter, tendre la main, ouvrir une porte. Les deux journaux anglophones disponibles semblent hésiter sur le ton à adopter. Le New Light of Myanmar n’entre pas dans les détails. Ce qui compte, pour cette nouvelle lumière de l’obscurantisme, ce sont les «désirs du peuple», rien d’autre, à savoir le droit des peuples à se laisser opprimer eux-mêmes. Le Myanmar Times, la feuille des industriels, fait semblant de débattre : on parle des sanctions, on pèse le pour, le contre, et on conclut assez logiquement qu’il faut les lever.

La pendule d’Orwell. Les journaux ne t’intéressent pas, la politique non plus. Tout le monde est obsédé par cette junte, dis-tu, comme si la Birmanie avait commencé il y a trente ans, et c’est presque insultant. Moi, pourtant, je vibrais en récupérant mon visa, j’avais une impression de vertige, l’idée de traverser l’un des derniers rideaux de fer. Je jouais avec l’idée de passer devant la maison de la Lady, l’autre, pas toi, celle de la rue de l’Université, qui oppose son silence à la brutalité et à la bêtise. Toi, tu es venue pour autre chose : pour cette atmosphère grisante d’une colonie anglaise isolée, ce cliché de George Orwell, ou de son héros, perdu dans un club so british insolite, au milieu de la jungle, où l’on parle de teck, de filles et de l’Angleterre, où on lit en silence des magazines en buvant du thé, où les moustiques dansent dans le tic-tac-tic de la pendule. Tu ne trouves pas ça incroyable, dis-je, qu’Orwell, celui de 1984, ait aussi écrit sur la Birmanie ? Non, tu ne trouves ça ni incroyable, ni même un peu amusant.

Le jour et la nuit. La gare routière pour partir à Bagan, la cité des temples, ressemble à un cimetière de bus. Il nous reste une poignée d’heures à tuer. Un homme au regard fier et sévère, portant la jupe traditionnelle, le longyi, nous conduit dans une pièce obscure, aux murs noircis par l’humidité. Il apporte deux chaises en plastique et nous dit de nous y asseoir. Qui est cet homme ? Il ne nous quitte pas des yeux. J’évite de croiser son regard, arrête le mien sur un tableau vivant : un adolescent, sa femme et leur bébé. Il y a une infinie tendresse dans leurs yeux fatigués, et j’essaie d’imaginer leur vie. Que pensent-ils de leur pays ? Peut-on être amoureux dans une dictature ? Comment peut-on être Birman ? Mes questions me font sourire, je m’en veux d’avoir été si naïf, de n’avoir vu dans la Birmanie qu’une prison à ciel ouvert. D’ailleurs, quand le bus nous emporte avec son rugissement de dragon, les scènes de rue me semblent plutôt décontractées : des groupes de jeunes s’aspergent d’eau en dansant, au son braillard des derniers tubes thaïlandais. Des passants éméchés s’esclaffent. La télévision du bus passe des sketches de comiques moustachus. Nous nous endormons dans cette bonne humeur, dans cette vie qui continue. Le réveil, en pleine nuit, est brutal : l’homme au longyi nous ordonne de descendre en silence, de faire la queue devant une guérite et de montrer nos passeports. J’ai enlevé mes lentilles, je ne vois plus rien, que des hommes debout, tête baissée, un papier à la main, qu’il font tamponner à tour de rôle. J’approche mon visage de très près pour signer, je fronce les sourcils, le militaire en treillis ne comprend rien à mon cinéma. Tu me prends le bras pour me guider, c’est drôle, j’ai l’impression d’être un vieil infirme. Tu t’es renseignée et tu m’expliques que nous approchons de Naypyidaw, la capitale improbable, la forteresse construite au milieu de rien, là où les horloges de l’histoire continuent à tourner à la vitesse du gaz, des amphétamines et du dollar, loin du pays réel.

L’heure du foot. Nouvel arrêt vers 4 h : un café, en pleine campagne, déborde de lumière, de cris et de stress. Une cinquantaine d’hommes sont massés autour de la télé, le chauffeur et la plupart des passagers les rejoignent. Il y a un match, au même moment, en Europe. Cette nuit, le cœur des Birmans bat avec celui du monde.