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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Thibaut MONNIER – Dans les bras d’un fleuve

Photos : CC ZANINI H

Photos : CC ZANINI H

Aux portes de l’Amazonie bolivienne, sur la rive du rio Mamoré, le petit port d’Almacen est en pleine effervescence. Depuis quelques jours, le trafic s’est intensifié.

Dans une poussière de terre, chiens errants et poules se fondent au milieu des camions brinquebalants. Les embarcations en bois, véritables échafaudages flottants, sont presque prêtes. Le capitaine attend le bon moment pour partir. Le temps ne le presse pas, si ce n’est pas aujourd’hui, ça sera demain.

Sur ma gauche, de jeunes Boliviens torses nus sont occupés à charger de tuiles l’embarcation annexe. Elle contient déjà une petite grue, alors que l’autre remorque supporte des centaines de kilos de pâtes, des sacs de couvertures, et la voiture japonaise d’un couple de passagers. Les bateaux voisins servent de plongeoir aux enfants. Tous ces navires semblent provenir d’une autre époque, celle où le commerce enrichissait les armateurs. Véhicules traditionnels adaptés à l’eau douce, il y a là comme un métissage entre la péniche et le bateau à vapeur. En ce jour d’avril 2008, ils respirent le temps passé, mais l’on sent dans leurs coques en bois le poids d’une histoire qui ne s’achèvera que lorsqu’ils ne flotteront plus.

Accroupie au bord de l’eau, une femme nettoie son linge. L’eau, c’est elle le moteur de toutes les activités. Elle est d’une couleur brune intense. Brune mais pas sale. Des reflets dorés s’en dégagent, et les remous qu’elle subit laissent deviner une gamme de couleur plus large encore. Le soleil se couche lorsque Don Juan, notre futur skipper, nous annonce que le départ est reporté de 24 heures. Il nous reste juste assez de bolivianos pour régler le voyage, pas question de retourner à Trinidad. Cette nuit là, nous l’avons donc choisie à la belle étoile sur une épave du port d’Almacen. Bercé par le rio Mamoré, les sens submergés par l’atmosphère encore sauvage, nous n’avons pas du chercher le sommeil, il nous a trouvé lorsqu’il a cru bon de le faire.

Le réveil a été pénible. Les planches en bois n’ont pas épargnés nos dos, mais surtout, nous avons été tirés de nos rêves par de violents hurlements. A quelques mètres de notre lit de fortune se battaient deux jeunes matelots. Leurs déambulations les trahissaient : ils étaient ivres morts. L’affaire fut vite réglée par le moins éméché des deux qui assomma son adversaire d’un crochet du droit. La scène nous dérouta d’autant plus qu’elle se produisit au lever du soleil, comme si l’astre s’était mué en projecteur pour combat de boxe. C’est dans cette ambiance secouée que nous fîmes connaissance avec Frankly. Frankly était le vainqueur du triste spectacle auquel nous venions d’assister. Alors que son rival s’égosillait à le provoquer en duel à nouveau, le jeune homme était venu s’asseoir à nos côtés. La mésaventure qu’il venait de vivre lui avait assuré le respect de tout l’équipage, à l’exception du capitaine qui le tenait désormais à l’œil. Franckly de son faux nom, jeune bolivien de vingt ans, avait négocié contre main d’œuvre le trajet jusque Guayarmerin, la frontière brésilienne. De là, il repartirait pour Tierra Leon, sa terre d’origine qu’il avait quittée depuis un an pour essayer de s’enrichir sans succès à Santa Cruz, le poumon économique de la Bolivie. Mais le départ était proche et Frankly fut appelé dans ses nouvelles fonctions : videur d’eau. Quand à nous, l’heure était venue de monter à bord du Delta Transfluvial, notre nouvelle embarcation, et d’enfin se laisser porter par le rio Mamoré.

Photos : CC ZANINI H

Photos : CC ZANINI H

Cela ne ressemble à rien d’autre. La luxuriante végétation bordant la rivière pousse en toute liberté. Ici, la forêt a conservé ses droits. Pas un arbre ne semble avoir terminé de grandir, pas une plante ne semble avoir terminé de pousser. Ce paysage d’une rare densité s’offre à nous alors que nous venons de quitter le port, d’entrée de jeu, et il s’étend droit devant, à perte de vue. A bord du bateau, la vie humaine a commencé à s’organiser. Le passager le plus fortuné s’est installé avec sa famille au rez-de-chaussée, à côté de ses meubles. Le premier étage est occupé par une mère et ses filles, un couple, et les matelots. Il n’y a plus une place de libre. Quand au deuxième étage, il est dédié au seul capitaine. Nous atterrissons donc dans une des deux embarcations annexes, avec en guise de matelas les centaines de kilos de sachets de pâtes. C’est dans la remorque contenant la grue que nous recroisons Frankly. Depuis des heures, lui et son jeune collègue vident inlassablement l’eau qui pénètre par la fuite de la coque. Le dynamisme qu’ils affichent est déconcertant. Il est en réalité dû à la grosse boule qui gonfle leurs joues. Les deux mousses ont la bouche pleine de feuilles de coca. Les sachets de feuilles de coca se vendent en Bolivie comme se vendent en France des paquets de chips. Don Juan, le capitaine, s’en est muni de tout un stock. Grâce à cela, il fera travailler son équipage jour et nuit.

Photos : CC ZANINI H

Photos : CC ZANINI H

Village perdu. C’est les bras ouverts que nous accueille la population de Puerto Sello. Victime d’intempéries et d’inondations, ce petit village perdu sur la rive du Mamoré est à l’heure de la reconstruction. Si le chargement des tuiles a pris deux jours au départ d’Almacen, le déchargement a été réglé ici en une après midi, chaque villageois participant à la tâche. La livraison terminée, Don Juan nous proposa une partie de pêche. Une branche d’arbre pour canne et un lambeau de viande pour leurre suffisent à attraper le piranha. Tout se joue au réflexe nous dit le capitaine. Le piranha étant invisible dans cette eau chocolat, il faut le saisir dès la première prise. A bord cette fois d’une petite pirogue, nous allions à nouveau pécher par notre manque d’expérience. Impossible de sortir un piranha, et cela pour le plus grand bonheur des Boliviens très amusés par notre maladresse. De retour au bateau, nous décidions enfin de piquer une tête dans la rivière. Frankly nous avait prévenus du danger des crocodiles. En lieu et place des reptiles, nous avons été confrontés à l’animal objet de toutes les légendes mamoréennes : le bufeo. De couleur rose et plus gros que son cousin des mers, ce dauphin d’eau douce peuple les eaux amazoniennes en totale sécurité, hissés par les populations locales au rang d’animal sacré. Nous ne fîmes donc pas emportés par d’étranges créatures dans les fonds troubles du Mamoré, seulement rafraîchis.

Photos : CC ZANINI H

Photos : CC ZANINI H

Terrain de jeu. Cela fait huit jours que nous goûtons à la cuisine mamoréenne. Elle n’a été qu’agréable. La cuisinière cuit tout avec l’eau de la rivière, nous la buvons également en thé et en bouillon avec quelques pattes de poulets. Le bateau est devenu notre terrain de jeu. Nous escaladons chaque jour les échafaudages pour aller écouter le capitaine nous parler de cette région du Beni qu’il aime tant, ou pour aller retrouver Frankly et lui permettre une petite pause dans son travail harassant. Tout le monde se retrouve pour les repas du midi et du soir. Les Boliviens sont aussi curieux à nos égards que nous aux leurs. Nous savons tous que notre rencontre n’est qu’éphémère.

Un monde multiple. J’envie la simplicité de leur mode de vie, elle me paraît tellement plus saine que celle qu’impose la pensée capitaliste dominant l’occident. Le soir venu, nous nous installons sur le pont de l’embarcation annexe. Nous y observons le soleil se fondre dans l’immensité verte, le regard posé sur la rivière revêtant sa robe de nuit. Cette rivière est poétique, inspirante, mystérieuse, subjugante. Deux heures nous séparent maintenant du Brésil. Frankly va bientôt retrouver les siens, Don Juan va prendre le chemin du retour. Quand à nous, nous qui avons choisi une vie de nomade, nous continuerons notre route. Nous sommes deux, deux Belges ayant quittés l’Europe en bateau il y a six mois. Ce qui nous motive : la conviction qu’un monde multiple existe. Dans ce coin d’Amérique du Sud, au cœur de la forêt, emporté par le courant du Mamoré, nous avons rencontré une facette de ce monde : celle de la simplicité.

Reportage photo sur le Rio Negre en Amazonie brésilienne