APAJ
void
Avec le concours du MAD
void
Avec le conconours de la Presse Régionale
void
Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Sarah LEDUC – Les promesses de l’aube

Priere1web

Le bruit est sourd et régulier. Martèlement pendulaire qui s’immisce sans pudeur dans un sommeil trop léger. D’un bras engourdi, je cherche la coupable trotteuse mais ne trouve que désordre de crayons et cocktail de médocs. De réveil, point.

La tête enfouie sous un coussin déplumé, je mène une lutte embrumée pour étouffer ce métronome parasite. Rien n’y fait. Morphée est KO. 1-0 pour l’écho. Je titube dans la semi pénombre de l’aube, avec l’hésitation qu’inspirent ces lieux nouveaux, pas encore apprivoisés.

Varanasi. Je suis arrivée dans la nuit. Etape tant attendue d’un périple commencé il y a un mois dans le nord de l’Inde. Hier soir, pourtant, ville hostile. Après 24 heures de train chaotiques, les ruelles coupe-gorge ne m’ont inspiré que crainte et méfiance. Chaleur moite qui pèse comme un couvercle. Chiens galeux qui aboient à tous coins de rue. Cacophonie de klaxons, enfer de circulation et méandres sales de la vieille ville. Angoisse de l’inconnu et surtout grosse fatigue. Ce matin, je m’apprête à combattre mes démons. Cheveux en bataille et marque de ressort sur la joue, je me glisse sur le balcon de la chambrette spartiate, prête à décocher mes yeux noirs à quelque joueur de tablas insomniaque.

Surprise. Disparues les ombres, volatilisés les fantômes. Les monstres sont rangés au placard. La ville tombe le masque et, tel un oiseau tombé du lit, je me love sur mon perchoir.

Il est 5h, Ganga s’éveille. Les brumes matinales se dissipent et le soleil encore frais enveloppe Varanasi d’une couleur qui passe de la mangue à la grenade. Quelques barques longilignes filent sur le fleuve gonflé par la mousson. Des silhouettes à contre-jour mènent une danse silencieuse, répétant au loin le ballet aérien des filets de pêche. A peine coulés, les carrelets sont sortis de l’eau, lancés dans les airs et replongés dans les remous brunâtres. Désenchantement. L’infernale rythmique envahit à nouveau mes rêveries.
Matras[1] aquatiques

Les coups sont lourds et mouillés. Ils ricochent sur l’eau et rebondissent comme une balle sur la façade rouge de mon auberge. Ils semblent venir des ghâts, ces marches qui ponctuent le cours du Gange pour y mener un flux permanent de fervents baigneurs. En cette mi-août, il n’en reste pas grand-chose. Grignotés par les bouillons de la mousson, les ghâts sont engloutis à mi-hauteur, et avec eux, les quelques temples riverains. Ici, des Ganesh noyés jusqu’au cou ne ressemblent plus qu’à de vulgaires éléphants. Là, il ne reste qu’une trompe bleuâtre déteinte au contact des remous, qui semble chercher l’air pour survivre à l’immersion des eaux fétides.

Penchée sur ma balustrade, je suis aux premières loges d’une hola multicolore. Je tiens mes coupables : dotis et kamizes claquent en cadence sous les coups de matinales lavandières. Comme pour appeler le jour à se lever, elles battent la mesure sur les rives du Gange avec cette assurance du geste mille fois répété. Les vêtements gonflés d’eau s’aplatissent au contact du béton brut et s’envolent à nouveau au-dessus des têtes enchignonnées, disséminant dans les airs un mélange savonneux. Dans une trajectoire sans détour, une goutte téméraire vient s’écraser sur mon front halé, dévaler ma joue gauche et mourir dans un ultime pied de nez sur ma main pétrifiée. Touchée… Coulée ?

Le Gange, mère de l’Inde, n’est-il pas ce «fleuve sacré où aucun microbe qui se respecte n’irait se baigner», comme l’écrivait Mark Twain. Angoisse irrationnelle du touriste aseptisé. Ça y est, la «gangite» me guette. Plan d’attaque : essuyer la goutte miasmatique d’un geste névrotique. Désinfecter. Je me ravise avant de me javelliser la jambe. Après tout, des millions d’Hindous viennent chaque jour s’y plonger de la tête aux pieds.
Baignoire, cimetière et sanctuaire

Au milieu des femmes au travail, un petit homme maigrelet fait ses ablutions matinales. Ceint d’une écharpe verte qui dérobe son intimité à mon regard curieux, il se frotte. Frénétiquement, il savonne la moindre parcelle de sa peau bronzée. Pas un millimètre n’échappe à la grosse savonnette. Le petit homme se transforme en une forme blanche et mousseuse. Rincé en deux ou trois coups de seau, il s’attaque aux dents. Armé d’une brosse qui serait tout aussi utile à un cireur de chaussures, il recommence à frotter. Cracher. Gargariser. Frotter. Cracher. Rincer. Dix minutes plus tard, la haute voltige d’hygiène buccale s’achève. Il affiche un sourire aux trois chicots et s’empare d’un peigne édenté, indispensable outil à la touche finale. D’une main de maître, il fend sa tignasse noire d’une raie parfaitement droite, écrase les épis récalcitrants et ordonne sa moustache touffue. Impeccable.

Il est fin prêt pour la puja -ou prière- quotidienne. Un défilé d’orange, de blanc et de soieries chatoyantes agite Ganga pour le rituel matinal. Les foules se massent sur les ghâts, jouant des coudes pour s’immerger dans l’eau salvatrice. Les prières en hindi coulent à flot, les bénédictions m’inondent. Un bébé clapote dans l’eau depuis les bras fermes de son père, des femmes se tiennent la main dans un courant de fleurs, un vieil homme lève les bras au ciel, tête renversée, yeux clos, comme pour remercier l’un des mille dieux de le laisser un jour de plus en vie. Au milieu, coule une carcasse de vache.

On dit que le Gange est sacré. Le terme est mal choisi. Jamais sacré n’aura été tant mêlé au profane, à l’ordinaire. On y boit, on y pisse, on s’y lave. Égout géant, baignoire vivante, poubelle, lave-linge, cimetière, fontaine, toilettes, sanctuaire, charnier, bénitier…. Le Gange est un vaste débarras mais n’en est pas moins saint. Vénéré des Hindous, il garantit l’absolution. Alors on le nourrit, on le chérit. On l’orne de fleurs, le maquille, l’illumine. Depuis sa source dans les pics de l’Himalaya, il draine les prières des croyants et coule chargé d’offrandes dans les pores de Varanasi pour offrir aux vieilles âmes leur dernier voyage.
La saveur de la mort

Les vieillards ont parfois parcouru des milliers de kilomètres pour expirer ici. Ultime acte de bravoure pour supporter le chaos du voyage. Surtout résister et ne pas mourir en route. Force de titan pour éviter à leur âme un nouveau cycle de réincarnation. Etre consumé à Varanasi, c’est s’offrir un aller sans retour vers le Nirvana. Alors, entassés dans des maisons délabrées, hommes et femmes sans âge attendent patiemment la mort, reclus et misérables. Il faut parfois des années avant la délivrance. Mais peu importent les heures quand il s’agit de goûter la saveur de la mort. [2]

Les premiers rayons de soleil annoncent peut-être leur grand jour. Une fumée noire et lourde entartre le ciel rosé du matin. Celle du feu éternel, du bûcher final qui purifie et absout. De jour comme de nuit, des corps inanimés brûlent le long du fleuve. Les linceuls dorés flambent en un instant, dévoilant les corps embaumés. Spectacle fascinant et morbide. Les troncs recroquevillés se disloquent sur les stères de bois alors que les crânes résistent. Ils sont toujours les derniers à céder. Des hommes en sueur, immunisés contre l’odeur suffocante de cochon grillé, ravivent le feu pour ne rien en laisser. Les derniers reliquats de défunts peu fortunés seront jetés à l’eau, avec les vaches et les enfants. Sacrés par nature, ils échappent à la consomption et accèdent d’office au Nirvana.

Pour moi le paradis est ici et je ne veux pas crever. Pas avant d’avoir fouillé Varanasi et ses ambiguïtés, sauvé Ganesh d’une fatale plongée ou trempé un doigt dans le cours d’eau sacré. Je ne veux pas crever avant d’apprivoiser ses nuits et chasser ses fantômes, avant de connaître un autre matin et les jours qui s’en suivent. Pas avant de savoir si les promesses de l’aube vont tenir leur parole.

[1] Battements, ou unités de rythme pour les tablas (percussions indiennes)

[2] Boris Vian, Je ne voudrais pas crever