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Avec le concours du MAD
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Avec le conconours de la Presse Régionale
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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Maud HAINRY – Portraits indiens

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McLeodGanj-24 décembre 2008

Il fait nuit et l’air froid chargé d’humidité transperce jusqu’aux os. Avec Takla, j’arpente les ruelles désertes de la petite ville engourdie, qui vit au rythme des touristes et des mantras psalmodiés par les moines tibétains en exil. Au dessus de nous, le clair de lune découpe d’un reflet blafard les montagnes, monstrueuses et inoffensives. Nous marchons au même rythme, le silence léger. Et au détour d’un talus, nous nous engouffrons dans un café creusé dans la pierre et chauffé à la bougie. Je laisse glisser le châle en laine dans un soupir de réconfort, tandis qu’on dépose devant nous deux verres d’eau bouillante. Alors, le sourire aux lèvres, les épaules déliées, et les mains au chaud autour du verre fumant, on parle d’amitié, de dieu, du sens de la vie. Des paroles faciles, une vérité simple d’un monde en suspens. Puis nous rejoignons sa petite chambre, où nous mangeons à pleines bouchées le bok choy sauté et le gros pain tibétain, les pieds dans la lumière orange du poêle électrique. Par dessus les assiettes vides, je décroche du portrait bienveillant du Dalaï Lama une photo de famille écornée. Debout, le regard figé, son frère et sa belle soeur, un bébé dans les bras. Assis, le dos droit sur des chaises en bois, son père et sa mère, un enfant sur les genoux: son fils. Il y a cinq ans, il a pris le chemin de l’exil. Il a quitté sa femme et son bébé, les Chinois avaient brûlé sa maison. Vingt-sept jours pour rejoindre l’Inde à travers l’Himalaya, dix-neuf jours à pied dans la neige épaisse de l’Everest. Il me raconte le froid, la faim, la peur. Il me raconte le souffle suspendu au passage des soldats en contrebas, les nuits sans feu, les lèvres gercées au sang, le porridge à l’eau glacée, les muscles raidis, les pieds gelés, et enfin le premier refuge, les premières couvertures, et la première eau chaude qui fait tomber la peau, les ongles, et réveille une douleur engourdie d’un mois passé à fuir sa vie. Maintenant il est là. Dans la chaleur du poêle, il souffle dans son verre d’eau chaude, me regarde à travers la vapeur, et me lance en clin d’oeil: «mais c’est Noël aujourd’hui! Joyeux Noël Maud! ».
Delhi-10 janvier 2009

Souvenir de platanes et d’odeurs de mandarine. Dans la petite salle de classe baignant dans les relents studieux et capiteux du crayon velleda, je réapprends tout: «Je suis; Tu es; Il est…». Le professeur prend son temps, ponctue la récitation méthodique de mouvements de tête satisfaits. Penchée sur mon cahier d’écolière, j’acquiesce, note scrupuleusement, et griffonne pour chaque mot, discrètement, ma traduction maternelle et familière, en français. Points de repère dans un monde encore obscur que je m’applique à cartographier. «Aap traduce respect». J’acquiesce et griffonne: Vous. «Thum is more familiar». J’acquiesce et griffonne: Tu. «And Tu is very informal, il s’emploie pour les amants dans l’intimité, les enfants, les chiens, et Dieu». J’acquiesce et m’apprête à griffonner. Mais mon crayon chancelle, comme interdit au dessus d’un sol qui soudain se dérobe. Désarmée, je suspends mon regard à celui de mon professeur qui demeure silencieux, confortable dans son univers, imperméable à mon vertige. Alors j’avance, incrédule mais décidée: «vous tutoyez Dieu?» «Bien sûr!» me répond-il avec évidence. «Je ne pourrais jamais me confier sincèrement en utilisant Aap, j’aurais l’impression de partager mon intimité avec mon père!» lâche-t-il dans un rire énorme et géné face au grotesque de la situation imaginée. «Ganesh est gourmand comme moi. Je lui donne des modakas, et il m’aide. Je lui raconte tout, on s’entend bien» confie-t-il en jetant un regard attendri sur Ganesh, dont l’icône trône sur le bureau. Alors, tandis que mon professeur et Ganesh se regardent, complices et jovials, je revois le dieu chrétien, vieux patriarche au décalogue. Je le revois lui, infini et menaçant, et sa suite, le péché, la rédemption, la mortification. Et telle une épouse vieillie écoutant silencieusement les confessions intimes d’une jeune mariée épanouie, je sens grandir au fond de mon ventre, immense et absurde, une jalousie.
Désert du Thar-22 février 2009

Le soleil rougit l’horizon chargé de lourds nuages violets. Il doit être 17h. Nous avons passé la journée à travers le désert, à faire chavirer nos hanches au rythme nonchalant des chameaux. Les corps chargés de sable et de soleil, les pensées suspendues à notre fatigue, notre caravane s’évapore dans la même torpeur crépusculaire. Assis en amazone, notre chamelier se languit sur ses cordages trop usés. De ses sourcils broussailleux et de son teint de cendre, seul perce l’or de ses oreilles. Une vie frappée du sceau du soleil. Le poing dans la joue, il a les yeux vides des fins de journée. Mais soudain, tel un sabre tiré à la face du soleil, son regard noir s’aiguise, son visage blasé s’illumine: ce soir, il nous fera un gâteau! De sa chemise râpée il sort un téléphone portable, et comme on se donne rendez-vous au cinéma du centre-ville, son ami nous rejoindra avec tous les ingrédients à l’arrière des dunes. C’est possible maintenant, depuis que l’armée a investi le désert. Avant on pouvait traverser la frontière pakistanaise avec les chameaux. On allait rendre visite, on allait vendre quelques moutons. Mais aujourd’hui les campements kaki se sont plantés dans le sable, les éoliennes ont envahi l’horizon, et la frontière s’est électrifiée sur des kilomètres. Les frères ennemis ne peuvent plus atteindre l’Inde que par le Cachemire, ou la mer. Seulement dans les villages le quotidien fait peu de politique. Les femmes savent que leurs bras ne se fatiguent plus sur le vieux moulin en pierre, et les chameliers se retrouvent par delà les dunes, là où la technologie ne se perd pas. Bien sûr les filles se font violer dans le désert, parfois. Mais l’armée a apporté beaucoup. On a la sécurité, l’électricité, le téléphone… et ce soir nous avons du gâteau.
Bénarès-10 mars 2009

Une peau de cuir, tannée au soleil. Une barbe blanche et drue, qui aiguise le relief de ses joues creusées. Le vieil homme a le visage noir des intouchables. Comme son père avant lui, il approvisionne en bois le Manikarnika ghât de Bénarès. Les pupilles luisantes dans ses yeux d’ivoire, il vend et il veille. Depuis des semaines il veille sur la vieille femme qui attend accroupie sur sa paillasse crasseuse. Elle surplombe le ghât entre quatre murs qui suintent la suie, dans une pièce vide et suffocante où virevoltent les mouches, grosses et noires. En contrebas, on brûle les corps. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A travers les ruelles tortueuses de Bénarès et depuis tout le pays, on vient porter en cortège, le pas vif et possédé, les cadavres dans leur linceul. Et sur le ghât débordant de sérénité, de rituels et de transactions, on dépose les corps. Bientôt ce sera le sien. Elle espère, elle attend. Lui il veille. Il veille sur elle, sa cliente pour laquelle il collecte le bois qu’il faut. Et le jour venu il palliera la famille qu’elle n’a plus et fera ce qu’il faudra. Il veillera à ce que le feu du bûcher purifie son âme, et que les eaux du Gange l’accompagnent au Nirvâna. En attendant il dépose le bois à ses côtés. Bûche par bûche. Il ne sait pas lire, mais il sait compter. 250 kilos pour ce petit corps usé. 100 roupies le kilo pour du bois maigre. Les pauvres brûlent toujours moins bien. Aujourd’hui encore le soleil éternellement voilé du Manikarnika ghât tracera sa courbe dans son ciel de cendre. Et ce soir encore la vieille femme s’endormira seule, mais sereine. En tête à tête avec son tas de bois, elle sait qu’elle attend là où il faut: à Bénarès. La mort comme une promesse.