APAJ
void
Avec le concours du MAD
void
Avec le conconours de la Presse Régionale
void
Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Louise TRAON – L’oiseau de Tokyo

oiseautokyo

Après le tour du monde, seule la banalité m’intéresse encore. Chris Marker, Le dépays. Il ne s’agit que d’un petit voyage, celui d’un aller et d’un retour, d’une matinée tout au plus. Tu rapportes des choses vues, entrevues, ces choses qu’il te suffit de nommer pour que le cœur batte:

un oiseau noir du matin

un arbre qui tend ses racines vers le ciel

la confiture de tomate verte

une chemise marron en papier qui recouvre les livres

une patate douce une chouette en pierre

Ce matin, Yuko s’est levée tôt, tu entends l’eau couler dans la grande baignoire, seule une porte coulissante en bois isole la chambre. La radio, les informations du soir de RFI, se mêle aux souvenirs de la veille, dans ce minuscule bar où les bouteilles de whisky et les images de chats couvrent les murs. Celui qui connaît Guillaume en Egypte a droit à un verre de cette bouteille. Camus, Dora-Yaneck, «comme moi je t’aime, le peuple m’aime-t-il ? Est-il possible de faire une révolution avec tendresse?»

Sous les cerisiers en fleurs, les morts dorment. Le marché de l’automobile est en chute libre. Barack Obama a demandé une aide au secteur de l’automobile. Ces deux femmes, qui parlent une langue que je ne comprends pas. L’armistice a été signé dans un wagon de train à Rethondes. C’est le 90e anniversaire de l’indépendance de la Pologne. C’est une guerre des nations, du nationalisme. Tomoyo servait en lamelles le fromage de brebis basque qu’un ami français venait de lui apporter. Tu ne seras pas là pour la fête du poulet. Des carrés de tofu que l’on n’a pas besoin de tremper dans la sauce de soja car deux petits poissons plats, salés, y sont collés, comme endormis sur leur lit blanc. Verdun, symbole de la résistance française et de l’acharnement allemand, devenu symbole de la réconciliation. Les Japonais ont suivi le chat au lieu d’en avoir peur. Le dernier poilu français mort l’été dernier. Le printemps du nord au sud, l’automne du sud au nord. Tu dors à côté du temple de la déesse protectrice des enfants. Il y a une grande chouette en pierre.

Lorsque tu ouvres la fenêtre, il y avait encore ce grand corbeau sur le toit d’en face. Tu appelles Yuko, mais à cet instant le corbeau s’envole. Depuis trois jours, à la même heure, il semble attendre que tu te réveilles. Yuko te dit qu’elle n’aime pas les corbeaux, car un jour, elle en a vu un manger une carcasse de chat. Au centre de la pièce, sur une petite table, le thé était chaud. Yuko te conseille une confiture d’orange amère qu’elle fait chez sa mère dans l’île de Kyushu. Tu l’aides à étendre le linge que la machine vient de laver. Tu poses ta chemise noire sur un fil au balcon mais Yuko te dit : «Je sèche le noir à l’intérieur, tu sais, le soleil de Tokyo tape fort.»

Il reste du thé. Nous nous asseyons à nouveau autour de la petite table. C’est alors que Yuko te tend une feuille qu’elle venait d’imprimer sur laquelle était écrite cette phrase : […] l’hôte accueillant qui se croit propriétaire des lieux, c’est en vérité un hôte reçu dans sa propre maison. Il reçoit l’hospitalité qu’il offre dans sa propre maison, il la reçoit de sa propre maison – qui au fond ne lui appartient pas. L’hôte comme host est un guest. La demeure s’ouvre à elle-même, à son «essence» sans essence, comme «terre d’asile». L’accueillant est d’abord accueilli chez lui. L’invitant est invité par son invité. Extrait d’Adieu à Emmanuel Levinas de Jacques Derrida.
Tête de chat

Yuko est traductrice, c’est un texte sur lequel elle a travaillé il n’y a pas longtemps. Tu te souviens, lorsqu’à l’aéroport de Séoul Incheon tu l’as appelée pour la première fois et que tu lui as demandé de t’héberger, elle a répondu aussitôt que son appartement était trop dérangé. Un ami t’avait bien informé qu’on ne demande pas l’hospitalité au Japon, à cause, certainement, de l’exiguïté de leurs habitations. En arrivant à Tokyo, tu as reçu un message : «Je range frénétiquement mon appartement. Retrouvons-nous au métro Shinjuku sortie Ouest.» A l’heure indiquée, Yuko t’attendait, munie d’une feuille imprimée d’une tête de chat… C’est un signe, a-t-elle dit lorsqu’elle t’a tendu le texte de Derrida. C’est alors que tu as compris que ta venue était autre chose qu’un futon déplié sur le sol. Tu as pensé que ton voyage, le voyage, c’était cela, cette intrusion, cet accueil, ce partage de l’espace de l’autre et de son temps. Ce matin, Yuko propose de t’accompagner pour visiter un vieux cimetière, pas très loin de la maison.

Avant de partir, tu regardes dans la bibliothèque et décides d’emprunter un livre à la tranche verte, un peu plus grand que les autres, le Dépays de Chris Marker. Au moment de mettre le livre dans ton sac, Yuko te demande de lui accorder le temps de couvrir le livre d’un papier, d’une sorte de craft, marron et assez rigide. Elle a enfilé ce papier comme on enfilerait une chemise, avec des ourlets, de telle sorte que tout papier adhésif devient inutile.

Nous marchons pendant une heure environ. Tu croises un homme en fauteuil roulant qui semble attendre deux mécaniciens qui réparent des fils électriques. A chaque poteau est accrochée une branche d’arbre jaune et rouge en plastique qui imite l’érable et célèbre l’arrivée de l’automne. Plus loin, un homme dans une camionnette te regarde en passant. Tu entres dans une papeterie, la vendeuse te montre une boîte où sont entreposées des centaines de tampons. Ses mains sont belles. Tu choisis un tampon au hasard. Yuko te dira plus tard qu’il signifie «petite rivière».

Devant le magasin, une mère époussette le costume de son fils. Une fois l’action terminée, le petit garçon s’amuse à tourner sur lui-même, perd un peu l’équilibre, puis recommence. Tu croises un écolier le long du train qui, sur la pointe des pieds et le bras tendu, essaye d’insérer des pièces dans un distributeur de bonbons trop haut pour lui. Tu t’arrêtes pour regarder les kakis qui sèchent au soleil comme des mobiles.

C’est alors que nous passons devant le temple de l’oiseau. «C’est la maison du grand corbeau, dit Yuko, puis ajoute : C’est parce que ton grand père s’appelle Loiseleux.» Les deux grands arbres qui surplombent l’entrée sont chargés d’oiseaux noirs qui se balancent avec les rafales de vent. En approchant du cimetière, tu crois entendre des imprécations. Nous suivons la voix chantante. Au coin d’une rue, un vendeur de patates douces crie dans un haut-parleur. Dans son camion, les tubercules cuisent dans une boîte en métal avec des cailloux brûlants. Elles sont encore pleines de terre. Le vendeur nous les emballe dans du papier journal. Elles ont un goût de châtaigne. Yuko rit, parce qu’en japonais, la patate douce se nomme châtaigne du pauvre. Elle te raconte qu’un jour, elle a vu un petit garçon écrire sur une affiche : «Les filles aiment les patates douces.»
Arbres à l’envers

Arrivé au cimetière, il est temps pour Yuko de rentrer à la maison. C’est alors qu’elle te demande de passer rendre visite à la chouette, la déesse dans le temple à côté de la maison. Elle t’explique qu’il faut changer de chemin pour que les esprits ne te suivent pas et ne rentrent pas dans la maison. Seule, tu as regardé ces arbres immobiles. Les feuilles qui bougent ont surpris les premiers spectateurs au cinéma ; Ici, les arbres ne bougent pas, sans mouvement, ils semblent échapper au passage du temps. Ce sont des arbres à l’envers, les racines en l’air, ils semblent avoir poussé selon d’autres contraintes, plus lentement, plus rigides. Une femme tient dans sa main un bâton de marche avec lequel elle parcourt consciencieusement toutes les allées du cimetière. Son bâton, courbé, à la forme des branches de ces arbres figés. Un couple, au loin, allume un feu pour faire brûler les feuilles séchées qui encombrent la tombe. De longues herbes poussent entre la pierre. Tu t’arrêtes devant quelques brins noués à leur extrémité. Un souffle de vent balaie le bouquet, au centre, le nœud reste immobile. Tu entends toujours les corbeaux.

Sur le chemin du retour, tu entres comme promis dans le parc qui entoure le temple de la chouette. Un groupe d’aveugles passe à côté de toi. Tu t’assois et les regardes qui parlent les yeux en l’air devant une stèle noire. Tu t’approches et vois leurs visages se refléter dans le marbre. Un homme est assis à côté d’une chouette en pierre, sur un banc. Il dessine à l’aquarelle la façade du temple. Ses mains ressemblent à ceux de la femme aux tampons. Avec son pinceau, il caresse d’abord les contours imaginaires du temple, dans l’air, en fermant un œil, puis reproduit son geste sur la feuille de papier. Tu t’approches du temple pour sonner à ton tour la cloche à l’aide de deux grosses cordes blanches. Les murs sont remplis de dessin de grenadines rouges, pour les enfants, probablement. Avant de rentrer, tu regardes une dernière fois les racines des arbres du parc. Les pieds ont foulé la terre et mettent à nu ces bras de bois tortueux. Les racines.

De retour à la maison, tu rends le Dépays à Yuko. Peu de temps après, elle enlève le papier marron qui l’a protégé durant la matinée, pour l’exposer, à nu, dans sa bibliothèque.