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Joan TILOUINE – Oasis de Ghardaïa, la richesse du secret

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Huit heures de route vers le sud. 650 Km de raï et de palabres entrecoupés de revigorantes pauses café. Parti d’Alger, le bus fuse sur la RN1.

Plus connue sous l’appellation «Transsaharienne» ou encore «route de l’unité africaine», cette route 66 algérienne fut construite au cours de la décennie 70. Elle rappelle la tentative d’union des pays partiellement sahariens initiée par le régime algérien d’alors, chantre du panafricanisme. Autrefois, les caravanes se croisaient sur cet axe commercial stratégique reliant la Méditerranée à l’Afrique sahélienne. Il fallait compter vingt jours de marche pour effectuer le trajet Alger-Ghardaïa.

Finis les chameaux. C’est propulsé par de gros chevaux de marque allemande que les voyageurs naviguent vers l’Algérie saharienne. Sofiane, 27 ans, kabyle et volubile, est mon voisin. Il me raconte les dernières nouvelles du pays, commente le troisième mandat de Bouteflika et s’attarde sur la «galère» de la jeunesse algérienne. Depuis trois ans, Sofiane esquive le chômage endémique en travaillant à Ghardaïa, comme garçon de café. Payé soixante euros le mois, il réside dans l’oasis la plus mystérieuse du désert. Ses habitants sont de redoutables commerçants, secrets, riches et écolos.

Nous roulons désormais dans la vallée du M’Zab, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1982. Du sable et de la roche d’où jaillissent sept petites cités d’une rare beauté bâties entre le 11e et le 13e siècle. À l’horizon, la colline de Ghardaïa, capitale du M’Zab, se dessine à l’horizon. Au sommet trône le minaret millénaire en forme de flèche dirigée vers le ciel. Des cubes couleur pastel dégringolent vers la palmeraie verdoyante. Les demeures traditionnelles aux murs rosés ou azurés composent cette élégante «casbah» de sable, d’argile et de gypse hydraté, roche sédimentaire dont regorge la vallée. Dans son ouvrage, La force des choses, Simone de Beauvoir décrit Ghardaïa comme un «tableau cubiste magnifiquement construit».

Les créateurs de ce joyau sont les Mozabites, une discrète secte religieuse installée là depuis dix siècles. Cette communauté forme, au milieu des populations du Sahara, une nation bien à part réputée pour la sévérité de ses mœurs et une grande culture du secret. On les surnomme «les puritains du désert». Personne ne fume…ni ne boit. Ces musulmans schismatiques suivent la doctrine ibâdite née au VIIe siècle d’un différend concernant la succession du prophète Mahomet. Pourchassés d’Irak pour hérésie, les Mozabites ont fini par trouver refuge ici, au cœur du No Man’s Land algérien, à la lisière du Sahara et l’Histoire n’a pas altéré leur mode de vie. Ils sont aujourd’hui près de 300 000 disséminés dans toute l’Algérie et au-delà. Mais le cœur des Mozabites est à Ghardaïa. Ces mystérieux gardiens de la «porte du désert» règnent en maître absolu sur le M’Zab qu’ils ont su rendre attractif, riche et prospère.

Ici et maintenant, le soleil cogne dur mais le rythme est light. Les gens marchent lentement et prennent leur temps. Un temps qu’ils ne semblent pas bousculer. On est loin du capharnaüm des faubourgs excités d’Alger la (re)belle. Salam aleïkum Ghardaïa la sereine ! Bienvenue chez les Mozabites. Ils se distinguent d’abord par leur tenue : un pantalon ample et plissé, le saroual loubia, et un couvre-tête blanc. «C’est notre identité», explique un jeune vendeur de dattes amusé. «Toi quand je te vois, je sais que tu es un occidental. Le touareg je le reconnais à son turban. Ce pantalon, je le porte partout, il représente ma tribu, mon histoire.» Après cette leçon de mode identitaire, je me dirige vers la place centrale de Ghardaïa. Pour cela, il faut franchir les hauts remparts qui ceinturent la cité. Ces murailles de sable protégeaient jadis contre les envahisseurs. La grande porte est ouverte. Jusqu’au milieu des 70’s, les Mozabites la fermaient à la tombée de la nuit et tout étranger était prié de sortir pour ne pas troubler l’activité vespérale de la communauté.
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Après la burqua, le hidjab, je découvre le haïk mozabite. Leur voile ne laisse découvert qu’un seul œil. Et même ainsi voilées, les femmes «cyclopes» m’évitent, se cachent, font demi-tour plutôt que de croiser l’étranger. Mouvements de fantômes dans les ruelles… Une foule bigarrée se concentre sur la place du marché, lovée en plein cœur de la cité. Ça grouille de monde. Vêtus d’amples tenues mixant la garde-robe du Maghreb et celle de l’Afrique, des hommes enturbannés m’observent d’un air à la fois intrigué et indifférent. Leurs langues et leurs habits indiquent qu’ils viennent des oasis du Sud, du Mali ou du Niger distants de milliers de kilomètres. Ces hommes d’affaires du désert viennent acheter, vendre et troquer dans le hub commercial qu’est Ghardaïa la City du désert. «C’est la bourse mozabite», s’esclaffe un vendeur à la criée. Cette forme de vente est réservée exclusivement aux Mozabites. Il prend le temps d’expliquer avec fierté que «cette oasis est réputée dans tout le Sahara pour son commerce. Des acheteurs viennent de Bamako jusqu’ici pour s’approvisionner. Nous sommes dans le désert, mais on peut même trouver des kilos ou des tonnes de poisson ! Il y a beaucoup de business à Ghardaïa et les Mozabites sont les meilleurs commerçants du Sahara». Puis il se remet à faire monter les enchères du troupeau de chèvres qu’il vend. À côté de lui, son collègue braille les prix de climatiseurs tout neuf tandis qu’en face, des touaregs négocient un couple de dromadaires sous le regard d’un Mozabite qui propose un lot d’une trentaine d’écrans plasma dernier cri.

On trouve de tout sur la planète Ghardaïa. Une impression d’opulence au milieu du néant. Dans les venelles voisines, les échoppes débordent de fruits et légumes frais cultivés dans la palmeraie grâce aux incroyables systèmes d’irrigation qui redistribuent l’eau puisée dans les nombreux puits de la vallée. Près de 60000 palmiers élancés produisent des dattes sucrées par le soleil. Le bois est utilisé pour fabriquer les toits des maisons. «Uniquement le bois des palmiers morts. Nous ne tuons pas nos arbres car ils sont des êtres vivants et ils nous nourrissent», tranche Ahmid, un agriculteur mozabite. Sans le revendiquer, la communauté est écolo et vit en harmonie avec une nature ô combien rude. Gaspiller l’eau, et plus généralement tout cadeau de la terre, est un pêché. Des panneaux, traduits en français, disséminés dans la ville le rappellent. La protection de ce fragile environnement constitue un pilier de la tradition mozabite. Une fois l’activité marchande matinale achevée, le centre-ville se vide.

Je m’éloigne et me laisse perdre. Un homme au visage sévère m’interpelle : «Où allez-vous ?» Un peu surpris, je lui réponds que je me promène. «Vous êtes dans la cité interdite. Vous n’avez pas le droit d’être là. Je vais vous reconduire à la sortie.» Ghardaïa est l’unique ville d’Algérie accessible à tous mais qui comporte des quartiers interdits. Pas de base militaire ou autres confidentialités d’Etat mais les secrets séculaires et bien gardés de la communauté. Nous marchons ensemble avec Omar, le guide improvisé, qui se détend un peu. Sympathique mais un peu parano le bonhomme. «Etranger tu n’es pas le bienvenu». Face à la porte d’entrée de la cité, Omar me montre le panneau que j’aurais dû voir : «Entrée interdite à tout étranger non accompagné de guide, interdit de fumer et de prendre des photos des gens». Le far-west sahélien conserve la pureté et les secrets de sa secte millénaire.

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