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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Invité – Visages du Brésil

unelha-Paqueta

Il est des mots qu’on ne traduit pas, mais que l’on sait prononcer au moment adéquat. Saudades est de ceux là. Entre le manque et la joie d’imaginer se revoir un jour…

« O que espanta miséria é festa »

« Ce qui chasse la misère, c’est la fête » Samba

De ces six mois passés au Brésil, je retiendrais, s’il faut faire un choix, des sourires.

Rio. Non, il n’y a pas de rio. La ville tient son nom de l’arrivée des portugais qui, s’insérant dans la baie de Guanabara, pensaient devoir remonter le cours d’un fleuve. Non, il n’y a pas de fleuve. Juste une immense anse, baignant entre les pains de sucre, les interminables plages telles Copacabana, où tu dois siroter une eau de coco face à un des rares moments de mixité sociale ; les petites îles telles Paqueta, où tu peux, en quatre tours de roue de vélo, ou cents pas de mule, observer les pêcheurs fatigués, entamer une partie de dominos avant de remonter sur leur frêles embarcations. Une baie dominée par le Christ Redemptor, la « Bonne Mère » carioca, qui te tend les bras où que tu sois dans la ville.

Il est temps de commencer à embrasser ma nouvelle vie. Première étape, un vendredi soir à Lapa, ce quartier populaire qui fait peau neuve les fins de semaine, pour accueillir les passionnés de samba, de bossa nova, ou de forro. Sur la colline, la vieille Santa Teresa, ou vie de bohème et misère de favela laissent un goût d’amertume. Pour y accéder, le dernier Bonde, le vieux tramway, s’élève au dessus des arcs de Lapa jusqu’au cœur de ce que l’on appellerait en France, une cité médiévale, ou troubadours (guitaristes sambistes) et mendiants te tendent la main à l’arrivée. C’est un de ces vendredi soirs que j’ai rencontré Daniel.

« J’ai deux passions, deux maisons ». On pourrait dire de lui qu’il est babillard, exubérant. Mais pour lui, « la mode, c’est du bon goût, et de la personnalité, alors respect ! 53 ans s’il vous plaît ! » Ce soir, comme tous les vendredi soirs, Daniel se prépare, pour aller danser au Simplesmente, le fameux club de samba de Santa Teresa. Ce soir, il est fier de montrer sa tenue de soirée, confectionnée de ses mains : pantalon cigarette à carreaux, souliers vernis, chemise fine, et ses légendaires lunettes noires. Daniel est connu dans le quartier, il y travaille depuis ses 15 ans. Le jour, il était domestique pour une grande famille, « ceux de la haute ». La nuit, il distribuait le Journal do Brasil et O Globo. Un métier dangereux paraît-il. Mais Daniel l’adolescent n’avait pas le choix, il a eu très tôt deux bouches à nourrir.

Daniel a 53 ans, et un rêve de gosse : devenir styliste. Il a toujours voulu étudier la mode, mais « on a jamais vu quelqu’un comme moi, quelqu’un de pauvre, entrer dans une université publique ». Daniel a 53 ans, et s’accroche à son rêve, il garde l’espoir, et surtout ce sourire, et sa personnalité qui ont fait de lui une star, à Santa Teresa comme à Rocinha, la favela où il a grandit, et élevé ses deux filles.

Daniel parle d’Evorah, la plus jeune, qui tient une boutique de vêtements dans le quartier. C’est une lueur dans ses yeux, et un orgueil de papa, qui l’amène à se dire que finalement, c’est un peu grâce à lui : « je n’ai pas étudié, mais j’ai travaillé dur, pour ne jamais voir un jour mes filles vendre des bonbons dans la rue, au milieu de la nuit ». Alors peut-être tout cela n’aura pas été qu’un sacrifice. Et comme Daniel le dit si bien : « je ne suis pas si pauvre finalement, j’ai deux passions, mes filles et la mode, et deux maisons ! ».

Pour l’instant, Daniel créé. Il découpe, mesure, l’épingle à la bouche et le mètre autour du cou. Son patron est dans sa tête. Sa mode, certainement pas la haute couture : « j’aime bien regarder les défilés à la télé, mais ce n’est pas mon truc. Ma mode, ce seraient des vêtements simples mais originaux, que je pourrais vendre à un prix raisonnable ». Mais pour l’instant, Daniel est son propre client. Il fait ses combinaisons, ses emplettes dans son placard, pour être « au top pour aller danser le samba ». Ici et là, on dit de lui que c’est un excentrique, mais qu’il est généreux. Quand il ne travaille pas, il fabrique, avec des morceaux de tissus de colorés, des papagayos, ces petits cerfs-volants rudimentaires que l’on voit poindre du haut des mornes, pour les enfants de sa communauté. Daniel a le cœur d’un gosse, le rire d’un adolescent, et la force d’un jeune homme. D’ailleurs, il le dit lui même, il est encore jeune : « non, je n’ai pas 53 ans ! Je vais inverser, j’ai 35 ans ! ». Et à 35 ans, on peut tout recommencer, et réaliser ses rêves. Respect.

C’est avec lui que j’ai goûté à la musique, que je me suis risquée à quelques pas de Samba, et dévoré des feijoadas sur les hauteurs de Santa Teresa. C’est avec lui que j’ai appris à parler carioca, pour me défendre, pour rire et plaisanter, puisque avec mes yeux de gringa, je dois faire attention.

« Attention gringa ! Tu ne peux pas cacher ton accent ! ». C’est aussi ce que me disait Luana. A 24 ans, elle vit chez sa grand-mère dans une favela du quartier de Jacarépagua. C’est par là, que l’on peut rejoindre l’indécente Barra da Tijuca, cette ville dans la ville qui fait oublier la misère. Aller à Barra, signifie aller faire du shopping, dans le centre commercial « New York City Center ». C’est ici que les immenses résidences pour nouveaux riches et gringos expatriés arborent barrières, caméras de sécurités, et vigiles peu scrupuleux. Et si tu lèves un peu les yeux, une mer de bidonvilles embrasse ce semblant de paix. C’est par là que Luana passe tous les jours, pour rentrer chez elle, après avoir suivi un patchwork de cours du soir dans les différentes associations de Rio. Luana n’a jamais fait d’études. Comme bon nombre de ses amis, suivre une éducation publique, et obtenir le niveau nécessaire pour intégrer une université relève du miracle. Mais elle aussi s’accroche.

« Regarde moi cette lumière ! » Luana a toujours voulu faire du cinéma. Peut-être pour dire en image tout ce qu’elle ne peut pas avec des mots. Luana est amoureuse de la vie, et de Pricillia. Cela fait 6 ans qu’elles jouent, d’hôtels miteux en chambres désuètes, pour un peu d’intimité. Parce qu’à 24 ans ici, on a pas droit à ce genre d’amour. Et pourtant elle a tout fait pour le combattre. Parce que ses parents ne veulent plus en entendre parler. Parce que son église ne veut pas ouvrir les yeux. Pourquoi ne va-t-elle pas dans une église qui accepte l’homosexualité ? « Parce que ce n’est pas moi. Parce que je sais qu’un jour je trouverais la paix entre mes trois vies. Pour l’instant, je fais en sorte qu’elles coexistent, sans trop de troubles. J’aime Dieu, j’aime ma namorada, j’aime le cinéma, et je ne fais rien de mal, je n’ai pas à changer pour me sentir moins coupable ».

En attendant, Luana s’accroche, elle reste des heures devant la lumière blafarde d’une fenêtre, tout simplement parce que c’est beau, elle observe tristement ce spectacle d’insolence qui se déroule sous ses yeux quand le bus la ramène chez elle, par les beaux quartiers, elle cache sa peur, pour mieux protéger la gringa que je suis. D’ailleurs, c’est dit, elle m’appelle « Ne me quittes pas », parce que c’est la seule chanson française qu’elle connaisse. Pour me venger, Luana désormais, c’est « garota d’Ipanema », ou la fille d’Ipanema. Eclats de rires. Merci.

Quelques mois plus tard je décide de prendre la route quelques semaines, pour le Nordeste. Une région dont on entend tout le temps parler, ou que l’on soit dans le pays. Peut-être parce que c’est là, à Salvador de Bahia, qu’a commencé la colonisation, parce que cette région pauvre et aride voit fuir sa population vers les eldorados que représentent les métropoles telles que Rio ou São Paulo. Peut-être parce que c’est là le cœur de l’Afrique brésilienne, où rites traditionnels, séances de candomblés et sacrifices rappellent que la couleur noire a été embarquée, utilisée, meurtrie pendant plus de trois siècles.

Après trois nuits passées à Salvador, à déguster moquecas (ma grand-mère me tuerait si je comparait ce plat typique à notre bouillabaisse…), acarajé (beignet énigmatique de crevettes frit dans l’huile de palme), le tout glissant grâce à une batida de coco (milk-shake coco dont le succès est dû à une quantité non raisonnable de cachaça), je me décide à emprunter la route de coco vers le nord. Un peu par hasard, fatiguée, je descends du bus à Sitio do Conde. Le chauffeur quelque peu surpris me demande à trois reprises si je suis sûre de mon choix. « Il n’y a rien ici ». Un peu inquiète, je me dis que mes jambes et mon dos ne supporteront pas une heure de plus les soubresauts de la route.

Il faut que je trouve une chambre, que je dorme, et le reste pour demain. C’est comme ça que j’ai rencontré Cesar. Un vieux chapeau tout sale, une barbe mal taillée, et des habits trop grands pour ce cinquantenaire maigrissant, je me suis inconsciemment retournée vers le bus déjà trop loin, quand il m’a proposé de dormir dans la pousada qu’il tenait avec sa femme. C’est parti, de toute façon je ne suis ici que pour dormir. Je ne savais pas encore que j’allais rester chez eux pour plusieurs jours. Parce que dans sa jeep qui me menait à l’auberge, sous mon siège, il y avait une machette. Une machette, que Cesar a sorti violemment avant de courir, le bras en l’air, après un jeune adolescent qui dénouait des filets de pêche… stupeur. Partir d’ici, au plus vite. Et le vieux Cesar qui revient tout essoufflé : « ce petit morveux, je l’ai hébergé chez moi pendant des mois, je lui ai donné du travail, je l’ai nourri, et il n’a rien trouvé de mieux que de me voler ma voiture ! Je suis désolé, je ne voulais pas te faire peur, seulement à lui ». Pas franchement rassurée, je me dit finalement que son explication tient la route. Arrivée, à la pousada, c’est Tania, sa femme, qui vient m’accueillir. Et là, par un sentiment que je n’explique pas, j’ai compris dès que j’ai vu son sourire, que je serai bien ici.

Tania et Cesar ont eu plusieurs vies. On dirait qu’ils sont mariés depuis l’enfance. Durant leur jeunesse, ils étaient tous deux passionnés de chute libre. Ils ont participé à de nombreux concours, remportés quelques uns d’après les photos qu’ils me tendent fièrement. Et puis il a fallu grandir, et travailler. Ils étaient tous les deux journalistes. Tania a reçu plusieurs prix, « elle a une plume maravilhosa » dit Cesar. Lui, était correspondant de guerre. Il est resté plusieurs mois embarqué en Yougoslavie. Et les heures passent avec ce couple mythique, j’écoute leurs anecdotes, en mangeant les plats préparés par Tania, le rhum servi par Cesar. Le matin à 8 heures, il me tendait encore la bouteille ! Merci Cesar, mais je prendrais bien un café ! A dix heures, il trépignait d’impatience de me montrer des coins que je n’aurais jamais plus l’occasion de voir. Piscines naturelles, hameaux de pêcheurs, et bars à cachaça perdus sous les cocotiers. Troupeaux de vaches rachitiques, derniers espoirs de travailleurs qui brûlent leur peau et leurs os pour nourrir des bouches trop nombreuses.

Tania et Cesar ont pris leur retraite il y a cinq ans. Pour « fuir la misère de Salvador ». Aujourd’hui ils sont heureux d’accueillir badauds et voyageurs. L’argent, ça ne compte pas, pour 3 euros la nuit, tu dors, tu manges, tu découvres. Car pour eux, la bonne compagnie n’a pas de prix. Fais plaisir à Cesar, une bouteille de rhum avant de partir. Fais plaisir à Tania, un abraço sincère dans les bras, et la promesse qu’on se reverra. Merci à tous les deux de vous être retirés dans ce lieux sans prétention, pour que nous, gringos naïfs, puissions en apprécier toute la richesse.

Contrastes. Avec une superficie dix fois supérieure à celle de la France, une diversité culturelle et physique étonnante, le Brésil, est le pays du contraste. Océans, montagnes, rassemblent quartiers riches, favelas, des familles entières vivant sur le trottoir du Copacabana Palace, des yacht privés faisant de l’ombre aux jangadas des pêcheurs étouffés par la crise de l’agriculture, joie de vivre, et corruption qui touche tous les niveaux de la société… Grâce à toutes ces rencontres enrichissantes j’ai voulu rassembler des morceaux de vie pour reconstituer le quotidien de personnes qui luttent, qui souffrent et qui rêvent d’un avenir meilleur, pour eux-mêmes comme pour leur peuple. Comme une petit air de Samba, qui nourrit aujourd’hui mes propres idéaux.

Il semble difficile de résumer une émotion. J’en dis beaucoup et tellement peu à la fois. Parce que ce qu’on ressent quand on a la chance de connaître des gens comme Daniel, Luana, Cesar et Tania, ce n’est pas évident de le poser noir sur blanc. Une chose est sûre, c’est que « chez ces gens là », on abandonne pas.