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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Béatrice ROMAN-AMAT – Calcutta, les trésors du monstre

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Calcutta, ou Kolkata, comme il faudrait l’appeler désormais, est une masse urbaine informe, que des flots de réfugiés sont venus grossir au moment de la partition Inde/Pakistan, puis de la naissance du Bangladesh. Elle a l’humanité à fleur de peau…

Détendue, décomplexée. La jeune Indienne arbore un jean moulant et un débardeur violet. Le bras de son compagnon est tendrement enroulé autour de sa taille. Voilà un couple occidentalisé et sûr de lui, à l’image des quartiers chics des grandes métropoles indiennes. Soudain, il bascule en avant. Le tireur de rickshaw, bousculé par le flot des véhicules environnants, a dû marquer un arrêt brutal. Les deux jeunes gens se calent à nouveau au fond de la banquette, perchés au-dessus des deux grandes roues, pendant que le rickshaw-wallah reprend les brancards et se remet à courir, pieds nus, pour les emmener à bon port. Tap-tap-tap sur le bitume. Le bruit de ses pas est étouffé par la vacarme assourdissant des klaxons et des moteurs. La transpiration dégouline sur son front et sur son torse, à peine couvert par un marcel qui a dû être blanc, jadis. Je viens d’atterrir dans la capitale bengalie mais déjà je sais que je n’oublierai pas cette image. J’étais pourtant décidée à ne pas restée prisonnière des clichés de La Cité de la joie…

Des flots de sueur coulent dans les veines de la ville. Son souffle est poisseux comme ce sirop de rose qui enrobe certains desserts indiens. L’air ne se laisse jamais oublier, il rappelle à chaque seconde sa présence avec une insistance de mauvais aloi. La ville me fait peur, je l’avoue. Je passe mon premier jour à fuir l’air des rues, saturé de pollution, dans une galerie commerçante luxueuse, climatisée, où je vais voir un film indien en anglais, au milieu des magasins Levi’s et Benetton ; dans Victoria Memorial, cet immense bâtiment de marbre blanc, cousin britannique du Taj Mahal moghol ; même dans le métro, magnifiquement rassurant avec son unique ligne nord-sud. Les rues me donnent des hauts le cœur. Ici, c’est un rat mort, décapité, que des corneilles sont en train de picorer, leurs serres crispées sur le pelage gris. Là, c’est un homme, allongé à plat ventre sur un carton. Il n’a qu’un court moignon à la place du bras gauche et l’agite sans cesse de haut en bas. Il ressemble à un poisson hors de l’eau, qui agiterait désespérément ses nageoires. Le lunghi à carreaux verts et blancs qui enserre ses jambes jusqu’aux chevilles, telle une queue de poisson ou de sirène, renforce cette impression. Hommes-chevaux, homme-poisson, j’ai envie de me faire femme-louve pour hurler à la mort.

J’aperçois derrière un échangeur routier le clocher blanc d’une église. Elle semble promettre de la fraîcheur et du calme. J’entre dans St Paul’s Church et me retrouve en pleine messe des Rameaux. L’église est bondée, les fidèles chantent à l’unisson avec une belle énergie. Au-dessus d’eux, une armée de ventilateurs tourne et tourne et tourne. Ils forment une vague qui ondule au-dessus des croyants, comme si la messe était dite dans une cathédrale engloutie.

Selon la légende, lorsque le corps de Kali, épouse de Shiva, fut découpé en morceaux, un de ses doigts tomba à Calcutta, à l’emplacement de l’actuel temple dédié à la déesse. Mère cannibale à la peau noire, qui engendre et dévore, et donne son nom à la ville, Kali réclame régulièrement du sang de chèvre frais. Néanmoins, pas de sacrifice de chèvres aujourd’hui. Tant pis pour les touristes en quête de sensation forte. Les fidèles se bousculent et jouent des coudes pour accéder à la statue de la déesse, dont les gros yeux orange se détachent dans une masse de granit noir. Quand ils l’atteignent enfin, ils lui jettent des grandes fleurs rouges avec une telle rage qu’ils semblent vouloir la lapider plutôt que la vénérer. Sous les pieds nus des dévots, le sol est terriblement collant, sans doute à cause du pollen des fleurs.

Au milieu de l’amoncellement de boutiques qui entoure le temple, mon regard croise celui d’un marchand de fleurs. Il me tire une langue rouge et pointue. L’espace d’un instant, je crois me retrouver face à face avec la déesse elle-même. Kali est presque toujours représentée avec la langue tirée, d’un rouge intense et acérée comme un sabre, au-dessus de babines ensanglantées et d’un collier de crânes humains. L’a-t-il fait exprès ? Sans doute, les Bengalis sont célèbres pour leur sens de l’humour.

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Je progresse. Le premier jour, je trouvais la ville épouvantable. Le deuxième jour, je la trouvais épouvantable mais intéressante. Aujourd’hui, je dirais que c’est une magnifique ville épouvantable, une épouvantable ville magnifique. Un cauchemar urbain truffé de trésors. On ne peut lever les yeux sans rencontrer un édifice splendide, de briques, de pierre et de bois, aux grandes fenêtres entourées de colonnes, aux loggias surplombant la rue. Bien sûr, tous ces bâtiments sont rongés jusqu’à l’os par la saleté, l’usure, la noirceur de la rue et de la pollution, mais ils donnent une solennité surprenante à n’importe quelle rue de marché, encombrée d’échoppes sommaires et de porteurs en tout genre. L’ancienne capitale du Raj a la décrépitude distinguée. En 1911, les Britanniques lui ont retiré son titre pour le donner à Delhi. Les Bengalis n’ont pas digéré cette humiliation et se vengent en maintenant le bouillonnement intellectuel qui fait de Calcutta la capitale culturelle du pays.

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J’avance vers la Hoogly, l’artère aqueuse de Calcutta. Se frayer un chemin sur les trottoirs requiert une concentration de tous les instants, pour ne pas gêner les porteurs qui transportent de gigantesques paquets sur leur tête, marcher sur un chien ou une chèvre, trébucher sur un tas de pierres ou glisser dans une flaque de boue. La lanière de ma sandale casse. Je regarde autour de moi, à la recherche d’un cordonnier et ne vois aux alentours que des rangées d’hommes accroupis devant de petits sauts contenants de gros pinceaux. C’est le coin des peintres en bâtiment. Plus loin, impossible de trouver autre chose que des vendeurs de citrons et de mangues. Encore quelques mètres en traînant ma savate, et ce sont des grilleurs de pois chiches, pour certains polyvalents, car ils font également bouillir du lait pour le thé, avant de le verser dans de petits gobelets en argile. Soudain, un passant m’arrête pour me montrer du bras un cordonnier, assis sur le trottoir devant de petits morceaux de cuir et une paire de ciseaux. Je ne l’avais pas vu, au milieu d’une multitude de marchands de chemises plus volumineux. En deux temps trois mouvements, ma sandale est réparée. 5 roupies. Je suis presque déçue, j’aurais volontiers donné 50 Rs pour ce service providentiel.

Tout à coup, Howrah Brigde. Un monstre d’une seule arche qui enjambe la Hoogly. Le centre du pont est réservé aux véhicules, ses deux côtés aux piétons. Leur flot est si dense qu’il fait oublier le flot de la rivière. Je tente de m’arrêter pour prendre une photo des riverains qui lavent leur linge sur les ghâts de la Hoogly, mais la foule me pousse irrémédiablement de l’avant. Impossible de résister au courant. Certains piétons portent d’énormes paquets mous sur leur tête. Ils retombent en gras bourrelets de chaque côté du crâne qui les porte, recouvrent les sourcils, souvent les yeux. Comment les porteurs, ou porteuses, font-ils pour trouver leur chemin dans la foule, aveuglés par leur charge ? Certains, souvent ceux qui portent les plus gros paquets, trottinent ou courent. S’effondreraient-il sous le poids s’ils cessaient de fournir cette poussée vers l’avant ?

Soudain, je comprends ce que contiennent tous ces paquets mous. Un immense marché aux fleurs est installé sous le pont. Jaune d’or, orange, rose, rouge, le ballet des couleurs donne le vertige, au milieu des minuscules boutiques aux colonnes bleues. Les marchands sans boutique sont accroupis sous de grands parapluies, à l’abri du soleil. De longues guirlandes de fleurs passent de main en main. La grisaille de la ville disparaît dans un tourbillon floral.

Si Calcutta était le monde, la traversée de rue serait discipline olympique. Elle requiert de nombreuses qualités physiques et morales : de la confiance en soi, de l’audace, une grande capacité d’accélération, de la souplesse aussi, car il faut souvent se cambrer tout à coup ou au contraire rentrer brusquement le ventre pour laisser la voie à un bolide derrière ou devant soi. Jamais un véhicule ne ralentit pour laisser passer un piéton –voyons, quelle idée ! La loi du plus fort est toujours la meilleure. Parfois, un feu de circulation permet de souffler, et on se surprend à le bénir en silence, comme une énième divinité du Panthéon hindou.

Presque 18 h. La lumière décline, le soleil descend sur la Hoogly. L’air devient légèrement plus respirable. Un panneau lumineux indique 35,8 degrés. Pour accéder au parc qui borde la rivière, il faut se glisser sous les barrières de la voie ferrée. Un homme est assis sur les rails. Il lit le journal. Quelques rails plus loin, un autre fume une cigarette. En Inde, tout espace pour s’asseoir est bon à prendre. Je trouve une place sur une balustrade et ouvre le Times of India, pour découvrir qu’hier, la chaleur de l’été a fait sa première victime à Calcutta: une femme de ménage, terrassée par le torride soleil de 15 heures. Quelques pages plus loin s’étale la «Calcutta fashion week» qui fait de la ville la capitale mondiale de la mode, l’espace d’une semaine.

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90% d’humidité, 39 degrés Celsius, des millions de vies qui naissent et s’éteignent dans la promiscuité. Comme ne pas être soulagé de quitter Calcutta? Et pourtant… Je regarde une dernière fois la rue se réveiller. Les rickshaw-wallahs déplient leurs corps qui craquent, après une nuit passée dans leurs gagne-pain bringuebalants. Ils me proposent une dernière fois leurs services et je réponds une fois encore «no, thank you, sir», en insistant lourdement sur le «sir». Un jeune garçon charge des blocs de glace dégoulinants sur le porte-bagages de son vélo. Un rickshaw-vélo passe, chargé de deux passagers, de leurs sacs à provisions et d’un homme assis en amazone sur le cadre du vélo. Le fou du coin de la rue rit à gorge déployée, effrayant les corneilles.

Comment ne pas laisser ici une partie de soi ?