1312 km et 18 heures de train séparent Stockholm de Kiruna. Après une bonne nuit de repos bercés par le passage des rails, le réveil est à la hauteur de nos espérances…
Peu de choses en commun entre la capitale en mouvement, ses gens pressés, ses vitrines de mode et de design et le décor qui défile sous nos yeux… Vastes étendues enneigées à perte de vue, quelques conifères se frayant un chemin dans l’épaisse couche blanche et le calme envoûtant qui se dégage de cet espace sans limites. Le paysage n’est pas le seul à avoir changé depuis la capitale: au fil des gares, la peau des voyageurs est de plus en plus marquée par le soleil, leurs yeux se font de plus en plus obliques et les cheveux se noircissent.
Gare du vrai Nord
A la sortie du train, Vincent et moi avons rendez-vous avec Stig dont nous ne connaissons rien hormis son prénom et son numéro de téléphone, récupéré par hasard à défaut d’auberge disponible. Il vient gentiment nous chercher à la gare au volant de son vieux Volvo break parfumé et décoré aux poils de chien. Commence alors une rencontre singulière : au lieu de nous conduire chez lui comme convenu, il nous dépose au centre ville pendant qu’il fait quelques courses. La température extérieure est de -20°C…Positivons, c’est l’occasion de visiter Kiruna, commune la plus septentrionale de Suède, sur laquelle notre guide ne tarit pas d’éloges : « de chaque mur, chaque rue, chaque parcelle d’air suinte une impression de morne tristesse […] Pas grand-chose à faire ici »… Mais pourquoi le voyageur devrait-il «faire»? N’est-il pas là pour s’imprégner du milieu qui l’entoure, errer au gré des rencontres, se nourrir d’atmosphères, chercher en tout lieu un petit coin de poésie? Oubliée la poésie pour un instant, Stig est parti en voiture avec nos sacs, sans laisser d’adresse. Les voyageurs incrédules se regardent et malgré eux, et doutent…
Terminus Kiruna
Nous passons donc une heure dans les rues glaciales de Kiruna. En guise de mobilier urbain, quelques blocs de glace taillés. L’église (très belle d’ailleurs) se dresse au milieu d’un cimetière où il est parfaitement impossible d’entrevoir une tombe compte tenu de l’épaisseur de la neige. Au loin, on perçoit l’activité de la mine de fer dont les cheminées crachent leur vapeur noirâtre. Non seulement le climat est rude mais il semble que le labeur aussi. Fatigué, le soleil diffuse une lumière blafarde filtrée par le brouillard tombant. Une impression de bout du monde plane sur la ville, pourtant la deuxième la plus étendue du monde. Stig nous rappelle: il ne nous a donc pas oubliés! Arrivés chez lui, il nous fait visiter sa maison, spartiate, dont les éléments de décoration maladroitement agencés se résument à quelques animaux empaillés: renards, oiseaux sauvages, bois d’élans mais aussi de multiples frigos, y compris dans notre chambre, tous remplis de viande de renne.
Un pays où le renne est roi
Nous nous faisons confirmer qu’il est Sami1, ce que ses yeux étroits et malicieux nous avaient déjà furtivement révélé. Il a emménagé ici, au « centre » de Kiruna il y a 7 ans après une vie nomade d’éleveur de rennes. Stig vit dans sa pièce unique qui lui sert de cuisine, chambre, salon, mais aussi bureau et douche. Nous sommes ravis de pouvoir nous poser dans ce petit chez soi après avoir voyagé en train plusieurs jours au départ de Bergen, à l’ouest de la Norvège. Deux ans que nous y habitons, et pourtant tout ceci est très nouveau pour nous: la culture Sami est très marginalement représentée dans les médias classiques et autres outils de diffusion culturelle. C’est donc avec curiosité et appétit que nous profitons de l’excellente soupe de renne préparée par notre hôte, qui nous permet de partager avec lui un bon moment, bien loin de la « morne tristesse » annoncée.
Lorsqu’on lui demande combien de rennes sont en sa possession, Stig répond par une pirouette: « je suis vieux j’ai oublié combien j’en ai » (Stig doit avoir 45 ans). Plus tard seulement nous apprendrons par l’un de ses amis que le nombre de rennes pour un Sami, c’est comme l’argent qu’on pourrait avoir sur son compte en banque. On évite d’en demander ou d’en exposer le contenu.
Au fil de la soirée, nous en apprenons un peu plus sur ses bêtes et son mode de vie grâce à quelques photos: la transhumance du troupeau jusqu’en Norvège au printemps, jusqu’à 7000 bêtes avec ses collègues, et les attaques d’animaux sauvages (lynx, aigles,…). Ses photos d’aurores boréales prises en janvier sont très spectaculaires et paraissent complètement irréelles. Toutes les couleurs se succèdent pour parer la nuit de ses plus beaux atours: vert, bleu, mauve, jaune, un vrai spectacle que peu peuvent se targuer d’observer régulièrement.
Sur une carte détaillée de la région, Stig nous montre fièrement le tracé de sa prochaine mission gouvernementale: il longera la frontière suédo-finlandaise pour mieux la baliser.
Connaissant l’endroit comme sa poche, il est appelé en expert. Quel accueil!
Le Camp
Après un copieux petit-déjeuner, notre hôte nous invite sur sa moto-neige pour gagner « the end of the road », le départ du convoi de traîneaux. Nous survolons les pistes: notre pilote fait des pointes à 120 km/h, record qu’il relatera à maintes reprises entre deux verres, dans la soirée. Avant, il rejoignait son troupeau en ski. Désormais la motoneige facilite ses déplacements.
Forêts clairsemées, lacs gelés, les chiens semblent se régaler tout autant que nous dans ce décor grandiose. Arrivés au camp -quelques hytter (petites maisons) de bois sans eau ni électricité- le repas ne nous sera servi qu’après avoir coupé le bois nécessaire à notre survie. C’est avec grand plaisir que notre estomac accueille les pâtes au renne. Le soir, nous mangerons du poulet, luxe de l’étranger. Quant à Stig, sans aucune lassitude, il ne mange que du renne : renne le matin, renne le midi, renne le soir. Repus, nous aidons Stig à lancer la cheminée du sauna.
Les Samis, une reconnaissance difficile
Nous rejoignons Bengson, un ami de Stig qui gère le camp et qui y passe une grande partie de l’année. Amicalement ils nous offrent l’apéro, geste que nous apprécions dans un pays où il est d’usage de venir avec sa bouteille. Nous en profitons pour discuter un peu. En Suède, comme c’est d’ailleurs le cas en Norvège où le gouvernement il y a quelques décennies essayait de sédentariser cette population à tout prix, les Samis font figure d’arriérés. La majorité des Samis est norvégienne et la plus grosse concentration de Samis se trouve aujourd’hui à Oslo où certains ont complètement oublié ou renié leur culture. Beaucoup d’erreurs ont été faites pour les assimiler et changer leurs modes de vies traditionnels. Malgré les progrès récents -les Samis bénéficient d’un parlement depuis 1989-, l’oppression vécue par les générations précédentes est encore plutôt taboue. Je me rappelle mon cours de norvégien et ses chapitres sur la culture et l’histoire norvégiennes: un bref texte sur les Samis, essentiellement axé sur le folklore, mais de l’histoire récente de ce peuple et de la politique d’assimilation subie, pas un mot.
«La terre ne nous appartient pas, nous l’empruntons seulement», nous explique Stig pour mieux nous faire comprendre la relation des Samis avec leur environnement. Pour lui, les pays du Nord ont trop tendance à vouloir toujours imposer leurs modes de vie au détriment des minorités. «Les suédois sont bien plus une menace pour le pays et son environnement que les Samis eux-mêmes, vivant en parfaite harmonie avec la nature et entretiennent des régions désertiques», poursuit-il. Choquant pour lui également, la Suède donnant des leçons à d’autres pays ne respectant par leurs minorités. Il semblerait que les peuples nomades du monde entier se heurtent aux mêmes incompréhensions.
Après ces quelques considérations politiques (et quelques verres), direction le sauna qui a désormais atteint 80°C. C’est plutôt chaud quand on pense que dehors cette nuit-là il fait – 27°C! Nous alternons sauna et roulage dans la neige jusqu’à épuisement, puis sortons admirer la voûte céleste qui brille de mille feux, ainsi affranchie des lumières extérieures.
Reprise du train-train
Le lendemain, le chemin du retour sur Kiruna, différent de l’aller, est tout aussi saisissant et les chiens toujours aussi fougueux. »Qui a l’habitude de voyager… sait qu’il arrive toujours un moment où il faut partir », comme l’affirme si bien Paul Coelho, non sans mélancolie. Alors nous rejoignons la gare et quittons la ville sous la douce lumière orangée qui caractérise si bien les couchers de soleil scandinaves, lumière révélatrice de la pureté de l’atmosphère. Notre périple nordique se poursuit ainsi, de nouveau bercés par les rails, dans une Scandinavie à la diversité culturelle beaucoup plus vaste qu’elle ne le laisse bien souvent percevoir.
1 : les Samis sont également appelés Lapons mais ce terme est considéré comme péjoratif et discriminatoire par une grande partie du peuple Sami, dont Stig.