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Anthony HERNANDEZ – Narva, la mal aimée

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Dans un pays marqué au fer rouge par les relations tendues entre estophones et russophones, Narva, ville frontière avec le géant russe, ne brille pas par sa bonne réputation. Ville peu sûre, ville sinistrée, si cette cité de 70 000 habitants donne parfois raison aux mauvais esprits, elle recèle bien des trésors pour les visiteurs curieux.

A 210 km de Tallinn, à 14 km de la Baltique sur le fleuve du même nom, Narva est une des frontières de l’Union européenne avec la Russie. Pour arriver dans le fief des russophones d’Estonie, on emprunte une route unique, rénovée d’ailleurs grâce aux fonds européens, comme le rappellent régulièrement d’immenses panneaux disposés sur la chaussée. L’impatience me tenaille. Soudain, Narva apparaît enfin sous mes yeux. Narva, cette ville décriée, que l’on m’a plus d’une fois déconseillée durant mon séjour estonien. Nettement inférieure à celle de Tallinn, la température frôle les –15° comme si la nature même s’acharnait sur les habitants de l’est de l’Estonie. Olga Granskowa est installée depuis 1988 dans une des nombreuses barres de Narva, vestige du récent passé soviétique. Les immeubles s’observent dans une chorégraphie si typiquement seventies. A priori, rien ne semble différencier le quartier de nos banlieues françaises. A peine le bitume martyrisé par le climat et donc parsemé d’énormes nids-de-poule, rappelle à l’étourdi sa présence dans le nord de l’Europe. Et le manque d’entretien rend évident les difficultés économiques de la troisième ville du pays touchée par un important chômage et quelque peu oubliée par le gouvernement installé à Tallinn. Née en Estonie, Olga, 45 ans, a grandi en Russie. Sans nostalgie de l’époque soviétique, elle dresse un constat évocateur : «Je vis bien ici. L’indépendance n’a rien changé. En fait, le changement a été minime. Tout se passe bien avec les Estoniens. Et pour cause, il n’y en a pas…» Son seul regret ? Les nouvelles contraintes imposées pour franchir la frontière.
Pour la Russie, faites la queue

Pour vérifier ses dires, c’est vers le fleuve qu’il faut se diriger. A dix heures du matin, la file d’attente est déjà importante. Le froid pique les yeux et monte à la tête. Mais le retour vers la terre d’origine se mérite. Youri, belle moustache grise, a quitté la Russie en 1959. Son père est venu travailler dans la centrale électrique, sa sœur habite à Saint-Pétersbourg. Youri se rend chaque semaine à Ivangorod, de l’autre côté du pont. «J’achète les médicaments, l’essence et les cigarettes. C’est toujours difficile de passer. Et encore moi, je ne paye rien car j’ai le passeport russe». Comme Youri, les citoyens de Narva gardent presque tous des liens avec leur patrie d’origine.

Mais, ne vous risquez pas à contourner la douane pour franchir la frontière la plus septentrionale de l’UE avec la Russie. Il y a quelques années, un visiteur britannique, épris d’architecture, est tombé en pâmoison devant une église aperçue sur l’autre rive. Profitant d’un gué, il s’est aventuré. Résultat, un séjour de 6 mois dans les geôles d’Ivangorod. On ne rigole pas avec l’intégrité territoriale russe !

Dépourvu de visa et au vu de ce fâcheux précédent, j’esquive l’incident diplomatique en continuant paisiblement ma découverte de Narva en compagnie de Tamara Klokhova. Cette professeure d’histoire et de géographie de 55 ans est arrivée à Narva en 1963. Tamara, chapka et manteau en fourrure assortis et élégamment portés, respire surtout un amour érudit pour sa ville d’adoption. Véritable encyclopédie, il lui tient à cœur de transmettre sa passion : «Narva possède un passé incroyablement riche. Derrière chaque maison se cache une histoire». En cette fin de matinée, sur les hauteurs de la cité et alors que le soleil éclaire délicieusement les gorges du fleuve, deux impressionnantes forteresses se font face, et semblent ainsi se tenir en joue. La couche de neige fraîche de la nuit crépite sous les semelles. A gauche, côté estonien, la forteresse de Narva érigée au XIIIème siècle par les Danois. Fondée en 1492, par le grand duc Ivan III de Russie, la garnison de droite appartient à la municipalité russe d’Ivangorod.
Dévastée en 1944

En 1944, la ville fut le théâtre de terribles affrontements. Entre juin et juillet, les bombardements soviétiques, les explosions et les incendies allumés par l’armée allemande en déroute, ne laissèrent que ruines et dévastations. «98 % de la ville a été détruite. Il ne restait plus que trois bâtiments debout dont la mairie et la rédaction du journal local. Et puis, heureusement Kreenholm», rappelle Tamara dont le père a combattu les Allemands. Si les immenses bâtiments de cette manufacture de textile ont survécu aux affres de la seconde guerre mondiale, la chute de l’URSS a sonné le glas de l’activité industrielle. «A son ouverture au XIXème siècle, Kreenholm était la plus grande entreprise d’Europe avec 11 000 employés. L’usine profitait de l’énergie offerte par les chutes d’eau de la Narva et d’une technologie de pointe pour l’époque».
Kreenholm, joyau architectural

En 1900, la production de Kreenholm reçoit même le Grand prix de l’Exposition universelle de Paris. Les concepteurs ont pensé la manufacture comme une véritable cité industrielle, sur le modèle du Phalanstère promu par des industriels tel que Jean-Baptiste Godin. Le domaine comprend non seulement les unités de production mais également bureaux et logements pour les ouvriers. Ce qui trouble le voyageur devenu familier de Narva, c’est l’architecture particulière de cet immense complexe. L’inspiration anglaise mêlée au courant de l’école de Saint-Pétersbourg détonne mais émerveille. Murs d’enceinte et maisons de trois étages en briques rouges, longues cheminées, l’atmosphère solennelle des lieux frappe les esprits. Malgré le silence, il n’est pas difficile d’imaginer le fourmillement et l’ébullition qui devait régner, ici encore, jusque dans les années 80. Aujourd’hui, même si la région est durement touchée par le chômage, la ville tente de jouer la carte du tourisme. Tamara s’enflamme : «Quelques touristes commencent à s’arrêter en allant à Saint-Pétersbourg». En deux jours, le constat n’est pas si évident. Peu d’hôtels, des structures insuffisantes, la multitude de touristes étrangers séjournant à Tallinn ne s’aventure guère jusqu’ici. Narva, c’est encore le gage d’une réelle immersion, loin de l’uniformisation des destinations prisées, loin des cohortes alcoolisées des fêtards scandinaves et britanniques qui pullulent dans la capitale.
Un avenir en clair-obscur

La balade touche à sa fin. Nous apercevons une majestueuse église orthodoxe. De l’autre côté de la rue, une immense façade aux grandes vitres béantes surplombe le dôme de l’édifice religieux. «C’était le siège du Parti communiste», souligne Tamara. Alors que nous nous apprêtons à pénétrer dans l’église, les portes s’ouvrent pour laisser sortir un flot ininterrompu de vieilles femmes. Visages tristes et recueillis, elles quittent progressivement l’enceinte sacrée, sans oublier de se signer une dernière fois. Un enterrement vient de s’achever. Le cercueil est ouvert. Un homme d’âge mûr en costume sombre repose. Le symbole du vieillissement de la population s’étale crûment sous nos yeux. Sur les trottoirs de Narva, ce sont les babouchkas qui tirent leur chariot aménagé en luge, un lourd fardeau. Tout un symbole d’un passé finalement pas si révolu. Où sont les belles élégantes, les étudiantes souriantes que l’on peut apercevoir à Tallinn ? Seul un véritable développement économique stoppera l’exode de la jeunesse.

Narva mérite tellement mieux que la crasseuse réputation qui colle à la peau de ses tours et de ses cheminées d’usines.
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