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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Amélie CHARCOSSET – Le bout du monde est une rizière

laosOKK

Eté 2008, cinq semaines au Laos. Un village minuscule dans le nord, Ban Na. Et c’est dans ce tout petit lieu qu’on fait les plus grandes rencontres. Rencontre avec l’Autre, et avec soi.

Nous sommes parties sans guide, quelques heures après une pluie de mousson. Sans guide, mais avec une béquille à cause d’une cheville fracturée en rééducation, ç’aurait été trop simple sinon. Au moment où je me demande si c’était vraiment une bonne idée, le chemin débouche sur des rizières à perte de vue, et d’un coup, j’oublie toutes mes questions. Le soleil nous brûle les épaules, mes doigts sentent le spray anti-moustiques. Je suis un peu assommée, mais est-ce à cause de la chaleur ou du paysage ?

On arrive au village dont on n’apprendra le nom que plus tard, Ban Na. On s’effondre à la terrasse du premier et seul restaurant, où sont installés quatre autres voyageurs. La conversation s’engage, comme souvent, entre parcours uniques et découvertes communes, mais ce n’est jamais vraiment pareil – c’est ça qui me fascine. Le couple de Néo-Zélandais spécule : selon eux, des Français survolent le Laos chaque nuit en hélicoptère afin de lâcher des baguettes par centaines sur les terres. Sinon, d’où proviendrait le pain qu’annoncent les menus des gargotes dans tout le pays ?

Bientôt, les voyageurs nous quittent, nous nous retrouvons seules sur la terrasse, avec la famille qui s’occupe de la guest-house. Trois générations sous un même toit, trois générations et une même générosité. Dans ma tête, se superposent la fatigue, le bonheur d’être là, la gentillesse de nos hôtes, et cette sensation de me trouver au bout du bout du monde. Les yeux plantés dans les rizières, je fais le chemin inverse. Je suis à Ban Na, un minuscule village à des kilomètres de boue de Muang Ngoi Neva, autre minuscule village lui-même inaccessible autrement que par l’eau. C’est un bateau à moteur qui nous a menées là, depuis Nong Khiaw. Pour arriver à Nong Khiaw, nous avons pris un sawngthaew, ces petites camionnettes dans lesquelles on aligne deux, voire trois bancs à l’arrière. A Luang Prabang, nous étions quatorze à y monter, et je me souviens avoir pensé, c’est fou quand même, le nombre de personnes qu’on peut mettre là-dedans. Quand une heure plus tard, nous étions vingt-quatre plus un chaton plus deux sacs de courges plus un grand seau avec des poussins qui piaillent et des grenouilles qui croassent plus quatre paniers de cœurs de palmiers, je n’ai plus rien pensé du tout, et j’ai essayé de me faire la plus petite possible jusqu’au bout.

Faille temporelle. On est à la moitié de notre voyage. Je repense à tout ce qu’on a vécu, déjà. Je revois la terre rouge de Luang Prabang, son odeur de noix de coco. Les robes safran qui sèchent sur une corde à linge dans la cour des temples. Je repense à Phonexay, un novice rencontré dans un jardin, qu’on a aidé pour ses exercices d’anglais. Il nous a dit ensuite qu’il comptait venir en Europe, en 2050. Two thousand fifty? Non ! Il se corrige, two thousand… fifteen! Dans tous les cas, ça paraît loin, presque irréel… Je repense au fronton de la poste à Savannakhet, qui affiche joyeusement « Happy New Year 2004 », et aux cartes que nous y avons postées juste avant – est-ce qu’elles arriveront un jour ? Ou resteront-elles coincées quelque part, dans une faille temporelle ? Je repense à cette discussion sur la littérature vietnamienne et la diaspora chinoise avec un Australien tout juste sacré bonze, dans le train de nuit, quelque part entre la Thaïlande et le Laos. Je repense à tous les chats décharnés qu’on a croisés sur notre chemin – leur fréquence étant étonnamment multipliée par cinq quand on rentre du marché avec des brochettes de viande – et qu’on a renommés avec des fruits d’ici, Longane ou Mangoustine. C’est joli, Ramboutan, pour un chat, n’est-ce pas ?

Le temps d’un sourire. Combien de minutes passent ? Je reviens à moi-même. A Ban Na, rien n’a bougé. Les jours sont immobiles. Pourtant, le Mékong n’est pas là pour nous hypnotiser comme souvent ailleurs, quand on reste des heures assises aux tables qui bordent le fleuve. Un homme fabrique un filet, ses gestes sont minutieux, adroits, les mailles s’ajoutent les unes aux autres et pourtant, le bout semble inaccessible. Il continue. La grand-mère nous a montré notre chambre pour la nuit. Un adorable bungalow en palme tressée, perché en haut d’un escalier, avec une vue à couper le souffle. La moustiquaire y fait comme un lit à baldaquins. La vieille femme est redescendue, elle tamise le riz. Sa jupe est étroite, ses cheveux retenus avec élégance, ses gestes amples et précis à la fois. Son sourire toujours là. Le jour de notre arrivée au Laos, on s’était demandé si les gens souriaient à cause de notre accoutrement – il pleuvait, nos ponchos par-dessus nos sacs devaient nous faire ressembler à deux tortues – ou si c’était dans leur nature. Le lendemain, la pluie avait laissé place au beau temps, les gens souriaient toujours autant. Nous avions notre réponse.

Puissance mille. Il y a du monde sur la terrasse. Quelque chose semble attirer l’attention au milieu de la table. Je m’approche. Tout le monde a les yeux rivés sur un jeu de Puissance 4 ! Le père joue contre sa fille de six ou sept ans. Il gagne à chaque fois, mais elle ne veut pas abandonner, et elle récupère les pions à la fin de chaque partie de manière à ce qu’il ne puisse pas arrêter de jouer. J’observe, silencieuse. Longtemps. Au moment où la petite s’apprête à faire une erreur, je retiens mon souffle. Elle tourne la tête vers moi, et me regarde fixement. Je secoue la tête, pour la prévenir. Elle se concentre à nouveau sur la partie, évite le piège tendu par le père, gagne. Ils recommencent. Même manège. Elle cherche mon acquiescement quand elle s’apprête à glisser un pion dans la grille et s’arrête quand elle sent que je tressaille. Petit à petit, partie après partie, elle gagne le jeu et moi sa confiance. Il y a des silences, des soupirs de soulagement, des rires, des feintes, et des regards qui se croisent au-dessus de la table. Nous ne parlons pas la même langue, et peu importe. A moi aussi, mon père m’a appris à jouer au Puissance 4 quand j’avais son âge, à des milliers de kilomètres d’ici. Finalement, la petite en a assez, le père me demande de prendre sa place. Je joue contre tous les hommes du village, jusqu’à ce qu’on ait du mal à distinguer la couleur des pions, même à la lueur de la bougie.

Pierres précieuses. Le lendemain, dès l’aube, la lumière filtre à travers les murs du bungalow. Dehors, la mère coiffe les cheveux noirs de sa fille, toute les deux sont debout devant le petit miroir accroché à côté du bar. Le père sommeille dans le hamac, la journée n’a pas encore commencé. A Ban Na, je ne sais pas quand la journée commence vraiment.

La discussion s’engage dans un anglais hésitant, avec des gestes s’il faut, pour compléter. L’histoire qu’il nous raconte semble sortir d’un livre de légendes pour enfants. Mais c’est la vérité. La maison en pierres qu’on peut voir, là-bas, c’est lui qui l’a construite. Les pierres, il est allé les chercher à Muang Ngoi, à des kilomètres de là. Il ne pouvait en ramener que deux à chaque fois. Il n’a pas compté les allers-retours. A Ban Na, on ne compte pas. A Ban Na, on a le temps. Alors nous aussi, on traîne dans les hamacs. On s’imprègne encore de la vue. Mais bientôt, il nous faut repartir. On glisse deux parts d’omelette à la citronnelle dans nos sacs et on dit au revoir à notre famille d’un soir. On est restées là moins de vingt-quatre heures. J’ai l’impression que ça fait des semaines. Le temps s’est dilaté, suspendu jusqu’à m’en donner le vertige. Le vertige, ou l’équilibre ; et au milieu des rizières, je me rends compte que voilà, c’est ça, le vertige et l’équilibre, en fait, les deux à la fois.