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Alexis FRICKER – Ein gedi sur la route 90

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De la rocaille à droite, une immense mer d’huile à gauche. Le paysage défile ainsi pendant plusieurs dizaines de kilomètres. L’antique autocar bringuebalant de la compagnie Egged avale le bitume de l’unique route cabossée qui longe la mer Morte.

Direction le sud, à vitesse soutenue sur la route 90. Parfois le moteur hurle dans les accélérations, toussote dans les montées, soupire (presque) d’aise dans les descentes et ronronne de plaisir dans les décélérations.

Cette symphonie de décibels s’accompagne d’une succession de couinements métalliques exacerbés par les cahots d’une voie que l’on imaginerait bien séculaire. Pur fantasme du voyageur peut-être, au beau milieu d’un grand nulle part uniquement défloré par la progression d’un bus quasiment vide.
Pas âme qui vive

Les passagers somnolent, bercés par cette musique qui leur semble familière ; seul autre « étranger » du convoi, un routard hirsute d’une trentaine d’années, nerveux et en alerte. Quant au chauffeur, quinquagénaire aux traits burinés, casquette vissée sur le crâne, il pilote en mode automatique, lissant machinalement sa moustache de jais.

Derrière les vitres sales se dessinent quelques rares oasis et abribus précaires tout en tôle rouillée et objets de récupération. Pas âme qui vive, aucune présence humaine dans cette immense étendue désertique. L’esprit vagabonde, la vue se brouille, les paupières s’affaissent lentement et l’engourdissement gagne les membres. Céder à la fatigue naturelle ou bien lutter contre cette torpeur envahissante ? La moiteur ambiante inciterait à la sieste réparatrice ; la raison impose la veille pour guetter l’imminence de la descente à la prochaine oasis.

Au loin justement, quelques bâtisses en pierre au pied des montagnes du désert. Le temps de remettre ses idées en place, de héler le chauffeur et de sauter fissa bardé de son paquetage. Un maigre pieu en bois et une pancarte décharnée matérialisent l’arrêt de bus. Voici Ein Gedi. Une chaleur humide et étouffante, un soleil rayonnant et assommant, un ciel sans nuage et sans oiseau. Bruit sourd. La porte claque, le car redémarre dans un nuage de poussière vers Eilat et la mer Rouge à la frontière israélo-jordanienne. Le vrombissement devient rumeur pour s’éteindre lentement jusqu’à la mort. Le silence s’installe. Frissons d’effroi et d’excitation.
Pas un souffle de vent

Également débarqué, le trentenaire auparavant installé quelques sièges devant moi. Si la route 90 file au sud, mon voyage marque une pause ici, à 417 mètres en-dessous du niveau de la mer. Ici, en l’endroit le plus bas de la planète. Tout autour, des massifs de roche rouge et brune sculptés et ciselés par l’oeuvre du temps ; derrière, les contreforts du désert de Judée ; en face, les monts jordaniens qui se reflètent dans la mer Morte. Mon coeur s’emballe, l’air me manque, la sueur perle sur mon front. Pas un souffle de vent dans cette vaste cuvette naturelle. Pas vraiment de point d’ombre non plus. Seuls quelques palmiers lointains semblent en mesure d’offrir une fraîcheur toute putative.

A quelque 500 mètres, l’auberge de jeunesse. Ce bâtiment blanc moderne et climatisé, érigé là comme par enchantement, dénote dans l’environnement dépouillé. Il n’accueille pas grand monde en cette fin septembre, à l’exception de quelques jeunes appelés israéliens en permission pour le week-end. Désormais, nous serons deux de plus. Roland, le néo-hippie bavarois, grand solitaire à l’air jovial, est venu soigner un psoriasis sur les rives de la mer Morte. Des eaux bienfaisantes aux propriétés multiples et une atmosphère encore plus riche en oxygène que dans certaines stations thermales, voilà qui justifie l’existence d’un spa à Ein Gedi.
Pas l’Oktoberfest

L’industrie touristique reste fort heureusement bien peu présente dans cette oasis de 500 âmes qui s’étale sur 4 kilomètres le long de la route 90. Et hormis le kibboutz, animé en soirée, Ein Gedi offre le luxe et l’intérêt de pouvoir goûter au dépouillement et à l’abandon dans l’écrin naturel d’un désert naissant. Les voitures et cars de passage ne marquent qu’une brève halte dans leur trajet vers le plateau et la mesa de Massada au sud et Qumran au nord. Point de chute et de ravitaillement des aventuriers de la route 90, la station-service.

La scène intégrerait aisément un western. No man’s land au milieu duquel se dressent trois pompes à essence sous une armature rouillée et fatiguée. Plus aucune inscription ni indication depuis des lustres. Mais il s’agit là de l’unique commerce. On y échoue presque instinctivement, mû par un réflexe grégaire. Au menu, carburant pour automobiles et carburants pour leurs passagers : self-service aux salades délicates d’une fraîcheur salvatrice, snacks salés et en-cas sucrés, cartouches et paquets de cigarettes en nombre et bien évidemment le coin consacré aux souvenirs d’Ein Gedi – sels de bain, crèmes hydratantes et autres produits issus de la mer Morte. Sans omettre les indispensables armoires réfrigérées : d’un côté, eau, soft et sodas, de l’autre les alcools. De quoi sauver quelques soirées du régime sec, de quoi briser succinctement le silence d’une nuit étoilée.

Deux canettes s’entrechoquent dans la cour terreuse de l’auberge de jeunesse et la bière bienvenue humecte les gosiers par une température encore élevée. Certes bien loin de la qualité des breuvages de l’Oktoberfest munichoise mais Roland, le chauffeur de taxi allemand, s’en accommode avec bonheur.
Ne pas repartir

Autre option pour ne pas succomber à un coup de chaud, la réserve naturelle d’Ein Gedi. Une exceptionnelle perle de verdure avec ses gorges étroites et profondes, ses sources naturelles, ses cascades, sa végétation luxuriante et des animaux sauvages suspicieux devant la présence d’un intrus sur leur terrain de chasse et de jeu. Là, la vie reprend son cours, on en oublierait même la rigueur du climat ambiant, la poussière avalée et respirée, ces bronches sifflantes et fragiles revivifiées par une simple bouffée de Ventoline.

Au crépuscule, ce jardin d’Eden en Terre Sainte devient le théâtre d’un spectacle unique et irradiant. Assis en bord de falaise, à 200 mètres de hauteur, j’admire le coucher du soleil, happé par la magie de ces rayons rasants. Sentiment de plénitude absolue, détaché de tout et pourtant suspendu à la beauté du moment. La mer Morte brasille tandis qu’une chaude lumière dorée inonde les montagnes jordaniennes. En contrebas, la route 90 s’étire du nord au sud, baignée dans un lumineux clair-obscur. Quelques lueurs faiblardes commencent à scintiller dans la nuit naissante, à la station-service, au kibboutz et à l’auberge de jeunesse. Les volatiles nocturnes se réveillent et quittent leur nid pour tournoyer dans le ciel. Des branches craquent ça et là. Ces signaux intimidants comme d’ultimes sommations avant l’attaque incitent au départ. Je m’empresse de redescendre.

Beaucoup plus serein et apaisé quelques dizaines de mètres plus bas, je repère une silhouette bondissante à la toison frisée. Roland. Il revient du spa en nage après quelques heures de soin et son footing du soir. A l’auberge de jeunesse, l’un et l’autre nous effondrons par terre, un rafraichissant remontant en main. Les canettes s’entrechoquent. Apéro de circonstance avant le dîner. Le dernier pris ensemble. Le lendemain, je poursuis mon périple. Roland reste. Il va s’installer en Israël. Trouver un job dans le pays et revenir deux fois par an à Ein Gedi pour se soigner. Son oeil pétille, je rayonne. Nos chemins se séparent, nos rêves se poursuivent. Lekhaïm (*) !

(*) : à la vie, à la tienne.
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