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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Stanislas MARKIEWICZ – Puzzle aux frontières du Caucase

Markiewicz

Au pied du Mont Kazbek, se trouve le village de Kazbegi. Sur la carte, il n’y en a qu’un. Eh bien, en réalité il y en a deux: d’un côté de la route le Kazbegi géorgien, de l’autre le Kazbegi russe.

Sans même parler des querelles de voisinage quotidiennes, ces deux enclaves sont en guerre: les uns viennent en aide aux clandestins tchétchènes tandis que les autres appellent la police ou mieux, se chargent eux-mêmes des expéditions punitives.

Au grand jeu du puzzle des frontières et des tribus, les Caucasiens sont incontestablement les plus forts. Si vous regardez une carte de son pays avec un Géorgien, ne soyez pas étonné que les frontières ne concordent pas, chacun ayant sa propre idée de l’histoire et de la géographie selon qu’il est nationaliste ou indépendantiste Ossète, Svan, Abkhaze ou Adjar, selon même le village où il se trouve.

La situation de l’Arménie n’est pas beaucoup plus enviable.

Entourée par trois nations musulmanes -Turquie, Iran, Azerbaïdjan- qui lui mènent la vie dure, elle voit régulièrement ses oléoducs détournés et ses extrémités amputées. Pour autant, aucun Arménien ne s’avouera jamais vaincu : dans la plus petite bourgade, n’importe qui, du vieillard au gamin, vous racontera comment, ici même, ils ont fait reculer les armées du Sultan.

Le Karabakh, dernier confetti territorial à avoir provoqué une guerre longue et meurtrière entre Arméniens et Azéris, est maintenant officiellement pacifié. Un touriste peut acheter un visa en passant par une agence de voyage et payer une fortune pour une visite en groupe, bakchichs et racket non compris. Un Caucasien s’en sortira avec quelques bouteilles.

Arsen en revient.
Arsène Lupin et Jean-Michel Jarre

Presque aussi large que haut, on dirait un haltérophile. En fait, il est le dernier vainqueur des Championnats de judo de l’Union Soviétique, médaillé d’or en 1989 !

À l’instar de nombreux compatriotes, il a profité de la chute du Bloc pour se lancer dans les affaires; géologue de formation, il dirige maintenant une filiale d’un grand groupe gazier russe.

En raison, d’une part, d’un embargo des pétroliers azéris et, d’autre part, de l’amitié indéfectible du grand frère russe pour son cadet arménien, tout le pays roule au gaz… sauf Arsen : «Non, non pas moi, éclate-t-il de rire, ça explose tout le temps! Je ne suis pas kamikaze!» .

Après une heure d’attente, près des canyons de Noravank, en plein soleil avec des dizaines d’étudiants qui font du stop pour rentrer à la capitale, il a arrêté sa voiture pour nous prendre.

Parti négocier son mariage à Stepanakert, il a bu de la tut’ avec son futur beau-père et voilà le mariage arrangé ; comme acompte sur la dot, il en ramène une caisse.

Cette eau-de-vie qui fait la réputation du Karabakh est la plus destructrice de tout le Caucase, évidemment je dois la goûter. Arsen demande comment je me sens : ma foi, 70 degrés qui s’ajoutent aux 40 degrés ambiants, je commence à entrer en fusion. Est-ce que je veux ouvrir la fenêtre ? Mais c’est à l’intérieur que je brûle…

Arsen est très attentionné. Il tient tout d’abord à ce que nous l’appelions Arsène Lupin, ensuite à ce que nous profitions pleinement du confort de sa Lada, équipée d’un lecteur dvd sur lequel passent les vidéos d’une espèce de Jean-Michel Jarre moustachu.

Comme cet autre Arménien. Un petit bonhomme, marchand de chaussures dont je n’ai jamais pu comprendre le nom, qui nous a invités à boire du «Cognac arménien» après une visite guidée de sites des débuts de la chrétienté. Le pauvre homme, il s’est mis à trembler après le premier verre, mais son rôle de maître de cérémonie lui tenait tant à cœur qu’il ne pouvait s’empêcher de nous servir, et ce malgré les regards successivement consternés puis réprobateurs de sa femme et ses trois filles… Dans tout le Caucase, c’est une véritable institution : le sabada, ou maître de cérémonie est une personnalité respectée, censée pouvoir prononcer un discours fleuve à tout propos, dont on excuse généralement pour cela l’alcoolisme notoire.

Sans se démonter, et avec une emphase grandissante, il portait des toasts aussi incompréhensibles qu’interminables à la paix, l’amitié entre les peuples et, puisque sa connaissance du russe s’arrêtait à quelques discours de Brejnev, à toutes les divinités du Panthéon soviétique.

Finalement, sur la bande-son d’un film de doudouk où les musiciens passaient plus de temps à faire des grillades qu’à jouer, on a poussé la table pour danser. Pendant que ses filles nous montraient les pas, il a sorti une caméra et nous en t-shirts, puants après une semaine sans voir de robinet, ils nous faisaient: «Plus haut les bras, plus haut !».
La route de la Pastèque

La steppe défile péniblement mais avec constance, c’est l’occasion de décrire un paysage arménien typique. Quelques arbustes de-ci de-là, des stations-service (de gaz russe) et parfois, sur le bas-côté, un side-car en panne, enfin, presque tous les cent mètres, des étals de fruits où des familles entières sont assises sous un parasol pour vendre une caisse de pêches et de pastèques.

L’un comme l’autre, d’ailleurs, side-car en panne et pastèque sont emblématiques du Caucase. Traverser cette zone donne l’impression que la moitié au moins de son économie repose sur le commerce du melon, et que ce commerce lui-même serait impossible sans side-cars. Bon marché, faciles à réparer et capables de transporter une famille au complet et son stock de pastèques, ces machines antiques semblent venues du monde entier finir leur vie ici.

Au beau milieu de rien, Arsen arrête la voiture. Steppes désertiques de toutes parts, et soudain face à nous, pic bleuté couronné de nuages, le Mont Ararat apparaît inopinément.

En fait, là où nous sommes, à 15 kilomètres de la Turquie, il est connu comme le Mont Namis mais, paradoxe des nationalismes et des frontières, cet emblème national arménien se trouve sur le territoire turc.

À point nommé, surgissent alors du coffre les symboles incontestables de la revanche sur l’Ottoman : kebab, café et une pastèque de 10 kilos avec qui l’on se prend mutuellement en photo.
Erevan-sur-Vodka

Le soir à Erevan, sur le quai du train pour Batumi -le Deauville du Caucase- le chassé croisé des vacanciers bat son plein. Tenues estivales, sacs pleins à craquer de victuailles, les contrôleurs plastronnent devant un public de vieilles élégantes et de minets décontractés. Un manchot en treillis vient s’asseoir à côté de moi et me demander la pièce. Il a vu que pour liquider notre stock de drams on a dévalisé le marché. Je lui propose une pêche mais c’est plutôt ma bière qui l’intéresse.

Il revient du Karabakh où il a perdu son bras et apparemment aussi un peu de sa tête. Il m’appelle son frère et tandis qu’il me parle de descendre tous les présidents, je lui offre une cigarette : c’est trop pour son unique main, il lâche la bière qui roule sur le quai en moussant. Aussitôt deux policiers rappliquent, l’empoignent et l’embarquent en un clin d’œil. Le chef de gare rajuste sa visière. C’est le moment du départ.

Les contrôleurs n’en reviennent pas d’avoir des Français à bord et s’efforcent de déchiffrer nos passeports pour les recopier en arménien et en géorgien. De bonnes âmes se pressent aux portes du compartiment pour proposer leur aide de traducteur, l’un parle quelques mots de français, une autre connaît un peu d’anglais… Vous connaissez Charles Aznavour ? Chacun dans son dialecte nous bavardons très vite tous ensemble et sans aucun problème.

À six heures du matin, un contrôleur me réveille en sursaut en entrant dans notre compartiment. Aussitôt je bondis, ça y est c’est la douane, on va avoir des problèmes…

Mais je n’y suis pas du tout. «Kafe ? Zakusky ?», le contrôleur m’entraîne à la cuisine où m’attend une table chargée de poivrons, saucisses et gâteaux. «Vodka ?», propose-t-il en débouchant une bouteille. En quelques instants, le minuscule coin cuisine est plein à craquer ; les passagers se lèvent peu à peu pour aller aux toilettes et mon ami Gregor les hèle au fur et à mesure : «Hé toi ! Viens donc prendre un petit café» crie-t-il en tendant d’une main une tasse fumante et de l’autre un petit verre d’eau de vie. À ce jeu-là, et de si bonne heure, il n’est pas raisonnable de se frotter à des Arméniens : bientôt un costaud arrive avec sa bouteille : «Allez, goûtez donc ça, c’est la tut’ de mon village !», presque aussitôt un autre rapplique en annonçant d’un air de défi: «Celle-là c’est moi qui la fais, dites-moi si c’est pas la meilleure !». Il est 7 h du matin et la compétition fait rage, je m’accroche tant bien que mal à ma tasse de café.

Ça les a choqués, les douaniers, de nous trouver tous rouges et rigolards de si bon matin, mais Gregor le contrôleur les rassure et explique en secouant le bras dans ma direction : «Il sont français, chef… ».

Alors, leurs moustaches se sont mises à sourire.

«Ahhhhh, bôn’djurrr !!!

À votre santé, et bienvenue en Géorgie !»