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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Romain MEYNIER – Bani, Sainte misérable

Au nord du Burkina Faso, au coeur du Sahel, le village de Bani supporte sans eau ni argent la brûlure du soleil. Et si Bani a son saint, qui y fit construire huit mosquées, dieu ne se presse pas pour lui venir en aide. Le reportage de Romain Meynier, lauréat de notre concours.

bani

Jaune. A Bani tout est jaune. Le sable, les maisons de terre, les rares touffes d’herbes que se disputent les zébus, la piste où les 4×4, les camions et les bus qui rarement s’arrêtent soulèvent des nuages de poussière. Bani est jaune, sèche et misérable, pourtant Bani est sainte. Habitée par un saint, plutôt. La légende dit qu’enfant déjà, sans même l’avoir appris El Hadj Mohamed expliquait le Coran aux marabouts eux-mêmes. Qu’après s’être exilé, seul, des années en brousse, il est revenu enseigner la parole de Dieu aux habitants. Que des pays voisins, du Niger, du Mali, des fidèles ont accourus dans ce petit village du nord est du Burkina Faso, en plein Sahel. Sous ses ordres, ils ont construit les mosquées qu’il avait vues en rêve, sans plan, selon ses seules indications. Huit mosquées dont une immense, toutes de banco, ces briques de tourbe dont est fait le village. Elles figurent, si on les voyait du ciel, avec l’oeil d’Allah, un homme agenouillé pour la prière. Huit mosquées pour 4 000 habitants.

Débarqués là un peu par hasard, sur la foi d’une affichette placardée dans l’auberge de jeunesse délabrée de Ouagadougou, nous ne verrons jamais El Hadj Mohamed. Seulement son fils, Souabou, qui tient l’hôtel Fofo – « merci” en peul -, quelques cases de banco sous un toit de tôle. Les conditions sont spartiates. Un trou pour se soulager au grand air, pour se laver un seau et une boîte en fer. Pas plus, l’eau est précieuse. Le jour, on traque l’ombre, la chaleur atteint la limite du supportable. La nuit, le ciel se remplit de bien plus d’étoiles que nous n’en avions jamais vu. Nous sommes deux, deux jeunes Français qui traînent leurs yeux et leurs oreilles depuis maintenant plus de deux mois, au hasard des rencontres en Afrique de l’ouest.

C’est un de ces bus de brousse brinquebalants et surchargés qui nous a lâchés là. Assurant la liaison Ougadougou-Gorom-Gorom – la « capitale du sahel” où s’échangent les zébus -, ils s’arrêtent à peine quelques minutes aux abords de Bani, si tant est que quelqu’un souhaite y descendre. Le temps pour les femmes d’accourir, espérant vendre aux voyageurs quelques gâteaux pâteux. Le temps, pour ceux qui quittent cette terre de rien de sauter dans le bus qui démarre déjà, dans un nuage de poussière. Pourquoi s’arrêteraient-ils plus longtemps ici ? A Bani il n’y a rien. Pas d’eau, seulement une petite mare relique de la dernière saison des pluies. Pas d’électricité, pas de téléphone, pas de médicaments. Même la bière arrive au compte-gouttes du village voisin, transportée à vélo sur plusieurs kilomètres. Il n’y a que les mosquées qui, faute d’argent, tombent en ruine, et les chèvres qui se nourrissent des maigres déchets. Et puis les gens, bien sûr.

Sur le plateau qui surplombe le village, les gamins tuent le temps, à l’ombre des vieux murs des mosquées. Ces deux garçons ont chassé un rat. Ils le font cuire sur un feu improvisé, nous proposent, tout sourire, d’y goûter. C’est qu’à Bani la viande se fait rare. Les gens d’ici sont des Peuls, des éleveurs de zébus autrefois nomades, aujourd’hui sédentarisés. Dans les plaines environnantes, leurs troupeaux vaquent, libres, étonnamment charnus malgré le peu d’herbe à paître noyée dans les rivières de sable. Mais les zébus on n’y touche pas. Ils valent cher. On en tue un que pour les jours de fête, répartissant sa viande entre plusieurs familles. Sinon, pour améliorer l’ordinaire on se contente d’un peu de gras de mouton, mélangé à du riz, du choux, des spaghettis trop molles ou du tô, une pâte de mil nappée d’une sauce gluante. Pas de quoi faire affluer les touristes.

Quand ceux-ci passent en 4×4 sur la piste, ils s’arrêtent à peine quelques minutes le temps de photographier la grande mosquée, puis repartent aussi sec, poursuivis par les femmes et leurs éventails souvenir en osier, par les gamins qui réclament 100 francs CFA, un « bidon” (une bouteille en plastique), ou un « biki” (un stylo bille). Nous ne sommes pas nombreux alors à être allé nous inscrire sur le grand registre aux pages jaunies, tenu par l’unique policier du village. Dans sa cahute de terre, l’homme est bien seul, avec son uniforme dépareillé, pour rappeler qu’ici aussi les lois de l’Etat Burkinabè sont sensées s’appliquer. Il y a même une cellule, fermée par une lourde porte de bois. Un homme y croupit, on aperçoit ses pieds. Pourquoi ? Jusqu’à quand ?

Ce matin, le jeune frère de Souabou veut nous amener, en mobylette, voir les mines d’or dans la plaine, à quelques kilomètres du village. L’un de nous monte derrière lui, l’autre enfourche une seconde mobylette, et nous voilà partis le long des sentiers ensablés. Là-bas, des Canadiens exploitaient une mine. Elle est aujourd’hui à l’abandon. Il n’en reste que quelques machines rouillées, des structures de ferraille qui semblent naître du sable, un vieux tapis roulant qui ne roule plus depuis bien longtemps. A quelques centaines de mètres une autre mine a ouvert, improvisée celle-ci. Affluant de toute la région, des Burkinabè viennent y fouiller quelques temps, espérant gagner quelques milliers de francs CFA, quelques dizaines de nos anciens francs, grâce à une poignée de précieuse poussière. Ils bâtissent des huttes pour dormir un peu et passent leurs journées, en claquettes et sans casque, à creuser, à piler la terre au marteau dans des puits sans fonds. Partout des pierres menacent de tomber. Lorsque l’on marche autour des puits, il faut prendre garde à ne pas les faire rouler. Elles iraient s’écraser, quelques mètres plus bas, sur le crâne d’un mineur. Ces hommes parlent peu. Bientôt peut-être, on leur interdira l’accès à ses puits de mort et d’espoir. Là-bas, en bourse, le cours de l’or est au plus haut. Dans tout le Burkina Faso, les Canadiens et d’autres reviennent.

Retour à Bani. Aujourd’hui, c’est fête, jour de marché. Des villages alentours, les gens sont venus par centaines. Sur les étals de bois, des fruits frais, des pastèques juteuses, enfin. Pour l’occasion, l’équipe de football de Bani reçoit celle d’un village voisin. On se presse le long du terrain. Un vieil homme, armé d’une matraque de bois, fait respecter le cordon de sécurité, une ficelle tendue tout autour de l’aire de jeu. Les gamins ont vite fait de passer dessous, pour voir le spectacle de plus près. Dans le public, debout contre la ficelle, les commentaires vont bon train, ça chambre les joueurs. D’ailleurs on ne s’aime pas trop entre voisins. Souabou et ses frères évitent Yalogo, la réplique de Bani – le téléphone en plus -, à quelques kilomètres au sud.  » C’est plein de voleurs.  » Sur le terrain en tout cas ça joue, sans heurts. Le ballon touche rarement le sol, toujours renvoyé en l’air par de longs coups de pieds. Les 20 joueurs le suivent en tas, d’atterrissage en atterrissage. Au coup de sifflet final, les visiteurs ont gagné.

Ce soir-là, assis sur un rocher, nous profitons du coucher de soleil sur le plateau rocailleux hérissé de ses mosquées. Dans ma main, une bouteille de soda vide, achetée quelques heures plus tôt à la seule boutique du village, l’unique endroit qui dispose d’un réfrigérateur à gaz, trônant au milieu des savons, paquets de cigarettes, biscuits secs et boites de sardines à l’huile. Deux gamins s’approchent. Ils veulent le « bidon”, trop rare objet permettant de transporter l’eau si précieuse. Je le leur donne, mais il sont deux. Chacun le veut alors ils se battent. L’un ramasse une pierre, prêt à frapper l’autre au sang pour une bouteille vide. Nous la reprenons.

Cela fait une semaine maintenant que nous sommes à Bani, que nous parcourons ses ruelles crasseuses sous l’oeil des vautours, que nous explorons les collines qui l’entourent, sèches, jaunes et jaunes encore. Demain, il faudra repartir, grimper à nouveau dans le bus pour s’enfoncer toujours plus loin, jusqu’aux portes du désert. Mais, avant de quitter Bani la sainte, il nous fait aider Souabou. Il est analphabète mais il voudrait écrire, répondre à ceux qui lui envoient un peu d’argent pour monter ses projets de santé et de scolarisation. Et puis écrire à sa mère, surtout. Elle vit en France, cela fait des années qu’ils ne se sont pas vus. Il voudrait lui dire tant de choses, lui dire mille fois merci, lui écrire une lettre si belle que jamais on ne devrait avoir à en écrire de pareille. Une lettre qui dirait que, comme elle, il voudrait voir la neige.

Qui dirait qu’ici, la neige de Bani lui a brûlé la peau.

 

 

Photos: Romain MEYNIER