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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Paul MONNIER – Lima, portrait d’une ville

Photos: cc rednuht

Photos: cc rednuht

Des grandes artères aux ruelles populaires, reportage dans le sillage des chauffeurs de taxis de la capitale péruvienne.

Indéboulonnables, ces chauffeurs de taxis aux mots rares et au visage muet. Rien ne semble pouvoir les perturber, pas même les appels lancinants de la fatigue à cette heure tardive de la journée. Trop pressés, trop inquiets pour pouvoir dormir, ils continuent à s’accrocher à leur volant. Le prix de l’essence est quasiment le même qu’en France et pourtant la course est de quatre à cinq fois moins chère. Conséquence : leurs journées sont aussi longues qu’un hiver Russe.

Pourtant ils résistent, stoïquement, au bruit, à la pollution mais aussi et surtout à la dangereuse immensité de cette ville couchée à l’infini. Demandez à un Limayen une approximation de la superficie de sa ville et du nombre d’habitants, il sera incapable de vous répondre. On se met alors, dans une vaine tentative à peine assumée, à chercher des frontières de réconfort. On veut pouvoir la visualiser dans un coin de sa tête, la comparer à des villes que l’on connaît, lui trouver un axe de symétrie. Impossible, elle nous échappe. Pas de Seine à Lima, juste l’océan. Ici, seul le chauffeur de taxi se bat et tente de maîtriser l’espace, lui donner un sens ou un nom. Un nom de quartier surtout, précieux échappatoire au manque de frontières. A chaque quartier sa richesse, Lima reste une ville d’Amérique du Sud. Les riches et les pauvres ne font pas vie commune. L’architecture des quartiers résidentiels, de Miraflores à San Isidro, prend une pause étasunienne. Le calme des rues et des avenues contraste férocement avec l’impressionnant attirail sécuritaire disposé à l’entrée de chaque casa. On peut apercevoir des barbelés. Protégés de la peur, les riverains profitent de leurs longues allées adoucies par la fraicheur des arbres et empruntées par la tiède brise du Pacifique. A s’éloigner un peu d’ici, on tombe rapidement sur les quartiers d’affaires surplombés par des tours aux fenêtres noircies par le souffre de la ville. En contrebas, la plage accueille le temps de l’été les jeunes péruviens poussés hors de l’agitation urbaine par la chaleur. L’hiver, cette même plage, perd tout de son caractère sucré. Blafarde, elle attend secrètement le soleil, qui s’est absenté paresseusement à la mort de l’automne derrière un épais rideau de nuages, pour retrouver son bronzage.
Inca Cola

Dans les rares cars de touristes que Lima parvient à attirer, on n’hésite pas à mettre la triste mine de celle-ci, à la charge de la pollution. En réalité, il s’agit de la vapeur d’eau de mer, dont la dispersion est bloquée par la cordillère des Andes. Cela n’empêche pas la ville de côtoyer régulièrement le sommet des classements des métropoles les plus pollués au monde. Mais aux yeux de mon précieux pilote, la contaminación n’irrite la gorge que des pays développés. D’ailleurs à s’agiter, autant commencer à apaiser les faims avant de déclarer la guerre au dioxyde de carbone. Il a depuis bien longtemps cessé de croire en la légitimité étatique. L’intensité de sa conviction détonne et je ressens brusquement la fragilité de l’ordre établi dans ce pays. Il rigole nerveusement. Comme s’il voulait absolument étayer ses propos, jamais lors du trajet il ne s’arrêtera à un STOP. Et jamais lors de votre séjour vous verrez un chauffeur s’arrêter à un STOP. Si une voiture arrive à droite ou à gauche, il lui cédera la priorité si c’est à lui de le faire. Sinon il accélérera en klaxonnant, enrichissant par là le mugissement citadin. Ce klaxon est une fête nationale de tous les jours et aux heures de pointe, les conducteurs en sont ivres. Les véhicules s’époumonent, brament pour leur voisin soulé, n’attendant pour unique réponse qu’un hurlement équivoque. Héroïques, les feux font toutefois autorité. Si Lima nous refuse le droit à la perception des sons, elle nous autorise l’odorat.

Dans les rues des quartiers populaires de Lima, vont et viennent de minuscules et boiteuses épiceries. La marchandise se déplace partout, arpente les grandes avenues, campe quelques heures dans les lieux de passage pour aller enfin finir sa journée devant un paisible locutorio . Achetez, et les aliments se détachent, se rattachent pour s’unir et pour s’associer à la vue de votre bouche grande ouverte. Si on vit à Lima, on « mange » dans la rue. On ne déjeune pas, on ne dîne pas. La salive est continuellement suspendue aux odeurs. Pas de pause, ni d’hésitation. On refuse l’impolitesse de la dégustation et l’indélicat timide toucher de langue. A Jesús María, quartier au centre de Lima, devant sa tôle gluante d’huile, Sarita cisaille l’air usiné de l’Avenue Salavery de gestes précis : elle égorge le pain sèchement, l’alimente de quelques tomates, se saisit de la fine tranche de viande qui était en train de languir depuis quelques minutes et la glisse dans la brèche ; Puis sans complexe, Sarita se met à colorer l’intérieur du bocadillo de sauces différentes, avant de le garnir de ces étranges petites frites au goût de chips. Le burger coûte 1 sol, soit environ 0,25 euros. Avec ça, elle vend de L’Inca Cola. Le peuple péruvien entier boit de ce liquide jaune, légèrement gazeux, au goût de chew-gum. Flattés par l’image nationaliste de la marque, les péruviens en sont très fiers. Il a été créé dans un quartier pauvre de Lima, le Rimac, par un émigré anglais. La société est aujourd’hui dans les mains de Coca Cola. L’information légale est naïvement inscrite en caractères minuscules sur la bouteille, comme si c’était encore un secret.
Zidane

Dans le centre de Lima, je croise des enfants des rues défoncés au terrocal, de la colle pour chaussure. Mon allure de gringo les distrait. Ils m’interpellent, se moquent gentiment de moi et m’entourent. Très vite je suis soumis à un délicat exercice de traduction d’insultes locales en anglais ou plutôt en américain. Sans mot dire, ma peau s’est vue décerner la nationalité américaine. Je me vois donc contraints de les assister dans leur recherche. Les langues se mettent toutes à traiter en même temps. Toutes veulent leur traduction. Je n’ai aucun répit. Très vite, redoublant d’imagination, leur argot sal et léché vient se heurter à mes limites linguistiques. Je leur explique que je suis français, ils me répondent Zidane et nous partons alors dans des considérations strictement sportives.

Immobile, adossé à un poteau, un policier regarde les gens passer. Il parait irréel dans cette rue à la poussière asphyxiante qui jamais ne cesse de charrier femmes et hommes. D’ailleurs, dans un guide, cet endroit aurait de fortes chances de repartir avec l’étiquette de « rue animée ». On penserait alors à cette rue piétonne des villages de provinces au visage ouaté et fleuri, sans aucune fausse note, qui part de la place de l’église et qui devient le temps d’un week-end le point d’équilibre de la vie sociale au grand air. La rue de Gamarra n’a rien d’un endroit aseptisé. Elle est sale et en mouvement. Personne n’a besoin de l’animer. Les péruviens viennent ici pour acheter ou vendre, pas pour flâner. De vieilles affiches, écaillées par le temps, recouvrent le peu d’espace restant que leur offre un petit pan de mur intercalé entre deux échoppes. Les mêmes magasins proposent exactement les mêmes produits. Rien ne semble plus naturel pour un commerçant de Gamarra que cette inquiétante atomicité de l’offre.
Percussions

Au milieu de tout ça, de jeunes employés à la voix encore porteuse tentent de ralentir la lente progression de la masse dans cette voie bordée de toutes parts par le tissu. Un pantalon vous est tendu d’un coté, deux chemises blanches et une longue nappe verdâtre de l’autre. Un costume noir des années 80 qui, parait-il vous va à merveille vous suit sur cinquante mètres ; certains dérogent à la règle et attendent avec sagesse les clients dans leur boutique, confiants. Pas un seul mètre carré de la rue principale ne peut se soustraire aux pas lourds des mères péruviennes qui viennent arracher quelques morceaux de tissus ou aux pas pressés des négociants venus faire de bonnes affaires. On ne peut qu’acheter ici, et pourtant je suis venu pour tout, sauf pour acheter. C’est un tort. Etrangeté ; au Royaume du vêtement péruvien, je trouve difficilement un bonnet péruvien. Le fonctionnaire est toujours là comme bercé par les percussions de la masse en mouvement.

Fasciné par Paris et ses écrivains, Mario Vargas Llosa a quitté Lima en 1958, persuadé que sa plume ne pouvait suffire à sa survie dans cette ville cruelle. Il a respiré dans l’air des rues de Paris une odeur imperceptible à Lima : une source d’inspiration pour ses fictions. Comme si cette capitale péruvienne, démesurément réelle et imposante, le coupait de sa précieuse imagination. N’est resté alors que la fuite comme subterfuge, car malheur à celui qui voudra tricher ou feindra de vivre dans le temps et l’espace présent. Peu de place pour la méditation, la réalité de la ville est vouée à l’emporter. Car à déambuler dans les esprits de ceux qui l’habitent, Lima est une ville qui marque, du genre à vous vous mettre au pas lorsque vous patinez et à vous faire vivre lorsque vous fatiguez.