Les premiers rayons du soleil balayent doucement les flancs percés du Cerro Rico. La ville en contrebas semble à peine éveillée. Mais déjà un vieil homme s’extrait aisément d’une anfractuosité rocheuse… Le reportage d’un de nos douze finalistes.
Son visage est usé par le temps, son iris gauche presque translucide : séquelle d’une explosion il y a quelques années.
Il me sourit. A peine gêné par ma présence, il s’assied à l’intérieur de sa cabane où viennent le rejoindre son frère, son fils et son neveu. C’est l’heure de la pause. Sans un mot, il me tend une poignée de feuilles de coca séchées. Ensemble, nous mâchons « le pain quotidien des mineurs », comme il l’appelle. Il est tout juste 8 heures du matin.
C’est à Potosi (photo), une ville perchée à plus de 4000 mètres d’altitude, que j’ai rencontré Séférino Jaita et sa famille. Comme des milliers de boliviens, il travaille dans l’une des 400 mines en activité qui rongent la « Montagne riche » (Cerro Rico). Dans la pénombre d’une cabane de tôle et de pierre, Séférino me raconte l’histoire de sa ville. Potosi, désormais peu connue, était pourtant en 1545 la ville la plus riche du monde grâce à ses importants gisements d’argent. Mais les conquistadors espagnols sont passés par là et ont emporté toutes ces richesses vers leur royaume. Un proverbe bolivien raconte ainsi qu’on aurait pu construire un pont en argent entre la Bolivie et l’Espagne avec tout ce qui a été extrait et pillé de la montagne. Le vieil homme ajoute qu’on aurait pu « construire un pont de retour entre ces mêmes pays avec les corps des morts… »
La pause touche doucement à sa fin. Sous les regards amusés de la famille, je me pare de l’équipement des mineurs boliviens : un casque en plastique, une combinaison imperméable et une lampe de poche…
Six pieds sous terre
A la vue du boyau dans lequel je vais avancer, une vague d’appréhension et de peur me submerge. Le trou noir béant dans la roche mesure moins d’un mètre de hauteur. J’essaie de me rappeler les évènements qui m’ont conduit, ici, à l’entrée de cette mine. L’idée d’un reportage a germé quelques semaines auparavant. Dès mon arrivée à Potosi, j’ai cherché à entrer en contact avec des mineurs, rencontré Johnny, un bolivien débrouillard qui m’a parlé de cette famille et a organisé la rencontre. Maintenant que j’y suis, je me sens infiniment petit. Plié en deux, raccourcissant mon mètre 85 au maximum, j’avance à petits pas. Il règne ici une atmosphère humide et pesante. J’entends tantôt le ruissellement de l’eau contre les parois rocheuses, tantôt les détonations sourdes des bâtons de dynamite dans les mines voisines. Respirer devient plus dur. Peut-être est-ce psychologique ? Peut-être est-ce l’effet de l’altitude et du confinement ? Les mètres défilent trop lentement. Ma lampe de poche n’éclaire que le pull de l’homme que je précède. Je ne vois pas au-delà. Je n’arrive plus à avancer. Je me retourne. La lumière du dehors m’apparaît bien lointaine. Mais déjà je dois continuer, pressé par la famille Jaita. Les cinquante mètres de couloir débouchent dans une salle où il est possible de se redresser. Enfin…
Séférino, 62 ans. Son frère, Fernando, 48 ans. Et leurs fils respectifs, Ramiro, 18 ans et Javier, 20 ans. L’équipe est au complet. Leurs outils s’entassent au milieu de la pièce : une brouette, des marteaux et des burins, une pelle et quelques seaux. Ici, aucune machine. Ni aucune sécurité, les tunnels creusés dans la roche ne sont même pas maintenus par des poutres de bois. Nous sommes bien loin des mines modernes que des groupes de touristes viennent visiter via des tours opérateurs boliviens.
Le salaire de la peur
Alors que les autres s’attèlent à la tâche dans la grande pièce, Ramiro, le plus jeune, m’emmène vers un autre couloir. « Attention, il va falloir enjamber un énorme bloc de roche qui s’est détaché hier de l’une des parois », me dit-il sans inquiétude. Plus loin, le tunnel se finit en cul de sac, mais au sol un tas de planches recouvrent un trou. C’est un accès vers les étages inférieurs de la mine : 25 mètres creusés dans la roche ! « Cependant, depuis 5 mois, lorsqu’on descend, on a rapidement la tête qui tourne et les jambes molles », raconte Ramiro. « Il y a des poches de gaz mortels, donc nous ne pouvons plus travailler aux niveaux inférieurs ». Pourtant, il y là-dessous quantité de minéraux. Une vingtaine de fois par jour, Ramiro se glisse donc dans la fente, descend au fond pour y remplir un sac qu’il remonte à l’aide d’une corde, puis s’échappe rapidement du puit avant de ressentir les effets du gaz. Quel que soit le risque, il est inimaginable d’abandonner ces richesses. Il ne s’agit que très rarement d’argent car tout ou presque a été exploité au temps des colons. « Aujourd’hui, nous extrayons un mélange de métaux appelé « complejo » contenant du zinc, du plomb et de l’étain », explique le jeune mineur avant d’ajouter : « Le mythe de la grosse pépite est bien loin. »
Nous revenons doucement vers la grande salle dans laquelle les deux aînés s’affairent autour d’un orifice étroit. A l’aide d’un long pic en métal, Séférino y insère un mélange de poudre emballé dans du journal et une mèche. Soudain, il craque une allumette et hurle : « Sortez ! ». Mon sang ne fait qu’un tour. Je n’ai jamais vu de dynamite exploser. Combien de temps nous reste-t-il pour quitter la mine ? Quelle peut être l’intensité d’une telle explosion ? Tant de questions m’assaillent alors que mes jambes me poussent vers la sortie. Parcourir les 50 mètres du couloir principal me semble interminable. Soudain, une brise fraîche me saisit le visage, puis une lumière aveuglante me rassure. Nous voilà dehors… L’explosion se produit à l’instant. La mèche était prévue au plus juste vu le prix de ce genre de matériel.
Travail à plein temps
Maintenant que j’ai pénétré leur univers, les mineurs semblent me faire confiance. Et d’eux-mêmes, ils racontent. La réalité de ces travailleurs se résume à amasser 7 à 8 tonnes de roches par mois pour gagner 400 euros brut. « Déduction faite d’une concession à l’Etat, d’un pourcentage à la coopérative, ou encore d’une prime au club de foot de celle-ci, il ne reste que 300 euros à se partager », détaille Séférino. Une condition de vie précaire et étroitement liée à la chance : « Si on ne trouve rien, on ne gagne rien ». Le doyen des lieux ne connaît pas de répit. Il travaille dans une mine depuis l’âge de 14 ans. Hier pour aider son père, aujourd’hui à son compte, mais toujours au même rythme : « 6 jours sur 7 et parfois même… seul la nuit ». Il évoque d’ailleurs, les yeux rêveurs, « un système de congés en Bolivie, où pour 11 mois travaillés, le salarié aurait droit à un mois de vacances ».
Je n’ose pas lui parler du système français. D’autant que Séférino se considère comme un privilégié. A 62 ans, ce mineur n’a toujours pas de maladie pulmonaire et peut encore travailler. Tous ses enfants ont pu étudier et s’orientent vers des « métiers d’avenir » : comptable, guides pour touristes… Ramiro, par exemple, travaille ici toute la journée, puis file en ville étudier de 19h à 22h. Quant à son cousin Javier, il entrera bientôt à l’université. « Je compte bien travailler dans l’informatique et vois la mine comme une étape de ma vie et un moyen d’aider mon père et mon oncle à gagner davantage », commente le jeune homme avec espoir. Si tout va bien pour ces jeunes, leur avenir sera bien loin de la mine. Si tout va bien, oui. Mais « la plupart des jeunes formés à l’Université de Potosi, notamment des avocats, finissent par venir creuser tous les jours au Cerro Rico, faute de travail en ville », ajoute son père, moins optimiste.
Je médite sur ces dernières phrases lorsque deux jeunes arrivent. Ils viennent ici pour fabriquer la statue du Tio : le dieu de la mine. Censée protéger la mine et ceux qui y pénètrent, cette statue de glaise possède un visage de diable. Une figure héritée des conquistadors qui considéraient cette mine comme l’enfer.
Le rituel se déroule dans la pièce principale de la mine et dure plusieurs heures. Je me plie à la tradition. Ensemble, nous versons un peu d’alcool « puro » (à 96°) sur le sol avant d’en boire. Pendant ce temps les jeunes gens modèlent les jambes, puis le tronc et enfin la tête à cornes du Tio. Nous fumons ensuite des cigarettes artisanales à base de coca avant de les glisser dans la bouche du dieu au regard terrifiant. Durant 5 heures, les verres d’alcool se succèdent au rythme des prières et des requêtes. Nous trinquons à la mine, à leur travail, à ma venue. Mais aussi à l’hypothétique veine de métal précieux qu’ils découvriront peut-être un jour. Et qui permettrait à Séférino de prendre enfin une retraite… bien méritée.