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Marine DUMEURGER – Vieux croyants à la dérive

Photos: Jerome Pesnel

Photos: Jerome Pesnel

Persécutée à la fin du XVIIe siècle en Russie, une minorité orthodoxe a trouvé refuge en Roumanie, dans le delta du Danube. A Sfistovca, l’âme de ces exilés vibre encore, portée par une poignée d’anciens à la barbe en broussaille et à la foi intense.

«Le Christ est ressuscité.» Oktavius brise l’oeuf, peint rouge sang. «La couleur du sacrifice de Jésus.» Il lève son verre de palinca, un alcool de prunes, et l’avale cul sec. Nous sommes en semaine pascale à Sfistovca, un repaire de «vieux-croyants» échoués dans le delta du Danube depuis presque deux siècles.

Leur histoire commence en 1654. En Russie, le patriarche de Moscou modernise l’Eglise orthodoxe. Les traditionalistes refusent la réforme et conservent leur rite. Ils se signent avec deux doigts, se prosternent jusqu’à terre, portent la barbe longue, se réfèrent à l’ancien calendrier. Ce sont les vieux-croyants. Devant la violence de la répression, ils sont des centaines de milliers à s’exiler, à s’enfouir dans les profondeurs des déserts et des forêts. Vers l’Oural, la Sibérie ou plus à l’ouest vers l’Europe. Poussés toujours plus loin par l’expansion de l’Empire russe, ils parviennent en territoire ottoman. Plusieurs d’entre eux se blottissent, dans les bras du delta du Danube, l’actuelle Roumanie. Un univers reculé, où le fleuve forme un réseau compliqué de lagunes, de marais, d’îlots. Nourri par les sédiments, le sol y subit un perpétuel mouvement. Vague après vague, la terre avance et l’eau recule, petit à petit.

Photos: Jerome Pesnel

Photos: Jerome Pesnel

Un espace du passé

Longtemps isolés, les descendants des vieux-croyants ont perpétué leurs traditions : la barbe longue, une foi intense et un dialecte ancien. En Roumanie, on les nomme les Lipovènes. Dans le delta, ils sont plus de 20 000, concentrés dans cinq villages. Quatre-vingts habitants, deux voitures, six couples de cigognes et un lampadaire, allumé jour et nuit : Sfistovca est l’un d’entre eux. Pour l’atteindre, il faut prendre son temps. Emprunter le bras de Chilia jusqu’à Périprava, dernier port avant la mer Noire. Ici on trouve encore 200 habitants, de l’essence et des femmes jeunes. Une Trabant gris délavé bringuebale entre les quatre rues embourbées. Au café du village, autour d’une bouteille en plastique trois litres de Noroc, une bière roumaine, les plaisanteries fusent : «Sfistovca c’est le bout du monde, le Sahara. Il n’y a rien là-bas. Juste deux vieux poilus et trois vieilles sûrement bossues.» Il faut pourtant continuer son chemin. Emprunter la piste qui cahote entre les deux bourgades. Admirer la forêt primaire de Letea et ses chênes centenaires. Quelques coquelicots, un troupeau de chevaux sauvages, un ramassis de dunes et une myriade de sons : sifflements, pépiements, ricanements, croassements. Puis enfin la terre promise. Sfistovca repose, assoupie au milieu d’un vaste champ vert vif. A leur arrivée, les pionniers découvrent des espaces libres et fertiles, le Danube à proximité, une multitude de lacs. Sur ces bandes de terres boueuses, ils bâtissent leurs maisons. Ils façonnent un réseau de canaux, un labyrinthe liquide où ils sont les seuls à réussir à se repérer. La petite ville réunit alors plusieurs centaines d’habitants, des pêcheurs qui subsistent en harmonie avec leur environnement.

Aujourd’hui, le fleuve a déserté les lieux. Travaillé par le temps, aménagé par les hommes, son cours s’est détourné. Seules quelques carcasses de barques se souviennent. Et Sfistovca respire au passé. A ses extrémités, l’unique route en terre s’essouffle. La fin d’un bourg, ses bicoques en ruine, leurs peintures écaillées et leurs toits écroulés. Pourtant au coeur du village, l’église de tôle argentée scintille toujours. Même si Sergueï regrette : «Avant, à Pâques, les cloches sonnaient tous les jours. Maintenant, c’est fini.» Campé sur son banc en bois, devant la palissade, il porte dignement ses 81 ans. C’est vrai qu’à Sfistovca les jeunes ne courent plus les rues. Quelques-uns sont devenus pêcheurs. Mais le poisson se raréfie et la concurrence s’intensifie. Beaucoup se sont enrôlés dans l’armée, dans la police ou travaillent dans des bureaux. A Tulcea, Sulina, Bucarest ou alors plus loin quand ils ont pu : en Espagne, en France ou en Italie. Il y a trois ans, faute d’élèves, l’école a fermé. Depuis le village compte sept enfants. «Il vaut mieux qu’ils nous quittent. Ils n’ont rien à faire ici», reconnaît Irina. Comme la majorité des vieux Lipovènes, la jeune babouchka porte l’habit traditionnel : une jupe longue et un foulard noué lâche sur ses cheveux. Elle soupire : «L’hiver, nous ne voyons personne. Les enfants ne viennent pas. Le canal gèle. L’été au moins, des étrangers nous rendent visite.» Dans les alentours, le tourisme se développe. Les vacanciers sont surtout des pêcheurs ou des chasseurs. Un peu plus loin, Igor, 73 ans, ressent aussi l’isolement. «Les vieux sont morts, les enfants sont partis. Il ne reste que nous.» On le surnomme le capitaine du port. «Même s’il n’y a pas de port.» Qu’importe. C’est vrai, il aurait pu être capitaine. Avec son corps tout en longueur, son regard franc, son port altier et son nez droit. «Quand j’étais jeune, j’étais beau, beaucoup plus beau que vous !» Le vieux capitaine se marre. Sa touffe de cheveux gris gigote au sommet de son crâne. Derrière lui, une de ces maisons lipovènes. Basse, la façade colorée, le toit en chaume et les murs en boue séchée. Dans la cour, une étagère supporte deux ou trois casseroles en fonte. Une tonnelle de vigne et quelques légumes qui s’éparpillent dans le potager. Une vie en miniature. Igor est à la retraite. Il énumère. Il possède : «Trois taureaux, trois vaches, quatre veaux» et pêche pour se nourrir. Au fond du jardin, il déploie fièrement son filet tout troué. «Parfois, les poissons s’échappent. C’est normal, ils sont comme nous. Ils veulent vivre.» Lui aussi, avec sa femme, il aimerait bien s’en aller. Puis il se reprend : «Pour partir où ? Nous nous sommes habitués.»

Imberbes et croyants

Sfistovca serait un de ces villages où il faut être né pour rester ? Auquel on s’habitue presque contre son gré. Pourtant, il possède quelque chose de plus. Peut-être ces canaux étriqués dans leurs murs de roseaux, cette pluie de pollen argentée et les épais buissons de lilas violet. Ou bien cette histoire dont les anciens se souviennent parfois. «La mère, de la mère de ma mère nous racontait. A son arrivée, elle avait à peine 4 ans. Pierre le Grand a voulu couper la barbe des Lipovènes. Pourtant, selon la Bible, il faut la garder.» Barbichette de trois jours au menton, Nikita concède : «Certains ont fini par se raser. Nous n’avons pas eu besoin d’un tsar pour nous convaincre !» Il rigole. Même imberbes, les Lipovènes sont restés très croyants. Dans le salon de la petite maison, plusieurs icônes de la Vierge Marie témoignent de cette foi. Avec les autres villageois, Nikita assiste à la messe plusieurs fois par semaine.

Ses oeufs rouge sang devant lui, Oktavius est venu s’installer ici il y a quelques années. Ce peintre roumain est orthodoxe mais pas Lipovène. Avec le temps, ce village est devenu le sien. Une terre esseulée, «un endroit reclus, où rien ne change. Les habitants acceptent seulement la télévision et le téléphone portable». Alanguie sur son tapis de verdure, Sfistovca demeure un havre de paix. Oktavius ne parle pas d’ennui. Au contraire, il sourit puis confie : «Isolé du monde, j’ai pour moi la nature et le silence.»