Ballotté par les virages incessants d’une petite route qui s’enfonce dans les collines palestiniennes, je laisse mon regard errer le long de leurs flancs rocailleux. Martin, Armand, Remi et moi avons quitté Jerusalem ce matin et je contiens difficilement mon impatience à l’idée de rejoindre Jenin, dans le Nord de la Cisjordanie.
Un mois de bénévolat pour PFTA (Palestinian Fair Trade Association),une association palestinienne de commerce equitable, nous y attend. Un checkpoint israélien n’est pas loin à en croire l’embouteillage dans lequel nous venons d’entrer. Le chauffeur de notre minibus peste et semble se venger sur sa cigarette. Je repense à notre séjour en Israel. Tel Aviv simule l’ignorance du conflit quand Jerusalem milite. Tant de contrastes dans un si petit bout de terre, de la fraîcheur des hauteurs de Nazareth au soleil dur des rivages de la Mer Morte. Enfin, nous avançons. Le temps de montrer patte blanche et nous mettons le cap sur Jenin. Un petit village à la périphérie de la ville pointe le bout de son minaret : Faqqua. C’est ici que nous résiderons.
Nous rencontrons Max et Andrew, nos colocataires et collègues américains. Un petit tour du village nous permet de faire connaissance avec ses habitants, ravis de voir arriver quatre petits Français. Du thé bouillonne gentiment sur les braises d’un petit feu au milieu des oliviers, en bordure du bourg. Ibrahim, Shahin et Rhamza nous souhaitent la bienvenue. D’un signe de tête ils nous désignent une barrière grillagée qui coupe la colline. Le célèbre mur, édifié par l’armée israélienne pour mieux contrôler la circulation des Palestiniens. En béton sur une partie du tracé qui entoure la Cisjordanie, voici son homologue d’acier. Quelques rosiers épars, fraîchement plantés, tendent leurs branches frêles vers le ciel rose du couchant. Leurs épines se dressent en pied de nez aux barbelés déroulés en contrebas. Nous sommes dans le jardin de Max, comme l’appelle les villageois. Petit îlot de paix installé dans l’oliveraie par notre colocataire un mois plus tôt. Rhamza pointe du doigt les oliviers qui s’étendent sur le versant israélien. Ils appartiennent à sa famille. Impossible cependant de s’y rendre. Un permis est nécessaire et très difficile à obtenir. Ibrahim et Shahin lui demande de cesser de se plaindre, amusés. Nous reprenons le chemin du village, invités à prendre le thé.
Jenin, ex-martyre, réconciliée avec la vie
Un camion chargé de tomates essaie de se frayer un passage au milieu de la foule qui, tous les matins, envahit la rue principale de Jenin. Le chauffeur s’acharne sur son klaxon, salue des commerçants qui le regardent d’un air moqueur. Tout au long du marché, des mégaphones braillent des annonces préenregistrées. Je me faufile au milieu de la marée humaine, en route pour l’université où je dois retrouver Shahin. Arrivés depuis dix jours, nous nous sentons intégrés à la vie locale que nous apprécions chaque jour un peu plus. Je lance un coup d’oeil au cheval de tôle que je croise quotidiennement. Fait de carcasses de voitures détruites lors de la bataille de Jenin en 2004, il est le témoin des affrontements qui se déroulèrent dans la petite ville. Mon regard s’attarde sur un fragment de portière blanche marqué de la mention « Ambulance »… Je trouve enfin Shahin, nous partons déjeuner. Tout le monde est déjà entassé dans le fond du petit restaurant où nous aimons absorber de gigantesques chawarmas. Ce dérivé du döner kebap turc est roulé dans une grande pita. On le remplit à volonté d’une garniture multicolore : sauces, légumes, croûtons… Il comble de bonheur nos estomacs. Un moment délicieux, ponctué d’éclats de rire, durant lequel nous plaisantons de nos cultures respectives.
Une pièce se joue au Freedom Theatre, cet après-midi. Crée à l’initiative d’Arna, ce théâtre offre un lieu de rencontres différent. Cette Israélienne s’est longtemps battue pour les droits des enfants palestiniens, victimes éternelles des querelles des plus grands. la recherche artistique permet aux jeunes de s’exprimer, d’imaginer une autre réalité, d’aller au delà des barrières culturelles et politiques qui leur sont imposées. Nous nous serrons sur les petits bancs de bois clair, face à la scène. La joie se lit sur les visages. La salle est bondée, bruyante. Les garçons friment, les filles ricanent, les plus petits crient et tapent des mains. Quant aux responsables, ils essaient péniblement de ramener le calme avant que la pièce ne commence. La lumière s’éteint. Les regards se tournent vers le rideau qui s’ouvre…
Expériences équitables et bénévolat
Un froid glacial envahit depuis quelques jours la petite agglomération. Le brouhaha, le remue-ménage quotidien des marchands s’est émoussé. Des braseros et de nombreux cartons remplis de moufles, mitaines, bonnets et autres écharpes ont fleuri ça et là, au gré des étals. Peu habitués à de telles températures, les passants multiplient les épaisseurs, la tête couverte de leurs longs keffiehs, foulards palestiniens blancs et noirs, agrémentés ces temps-ci de gros bonnets de laine. Nous sommes en chemin pour les locaux de PFTA, le directeur part aujourd’hui pour la France. Il se rend au salon européen du commerce équitable qui a lieu ce week-end à Lyon. Nous traduisons depuis deux semaines les documents qui lui seront nécessaires sur place. L’excitation règne ce matin dans ces petits bureaux mal chauffés, blottis au sein d’un immeuble en travaux. Les derniers préparatifs bouclés, le dernier café bu, il est prêt. Emmitouflé de la tête au pied afin d’affronter l’hiver français, Nasser s’envole. N’ayant pas vu notre pays depuis 6 mois, nous lui demandons de le saluer pour nous. Je me remémore notre départ. L’été touchait à sa fin. Nous partions pour un tour complet de la mer Méditerranée.
Depuis l’Espagne, nous avons suivi la côte nord de l’Afrique, jusqu’en Egypte. J’approche mes mains du petit chauffage d’appoint. Mes doigts engourdis accueillent avec entrain un peu de chaleur. Je souris au souvenir de quelques rencontres qui m’ont particulièrement touché. Le sourire des gens que l’on connaît à peine et qui vous appellent « frère », les yeux écarquillés des enfants fixés sur nos étranges sacs à dos, l’abnégation des chiens nous courant après… Des éclats de voix me tirent de mes rêveries. Abu Hassan et Mahmoud dansent et chantent, soit disant pour se réchauffer. Découverts, ils éclatent en même temps d’un rire franc. Je les accompagne sans me faire prier.
Pas de temps à perdre, nous rejoignons l’usine d’embouteillage dans laquelle nous travaillons depuis une semaine. L’odeur douceâtre et légèrement écoeurante d’huile d’olive qui baigne l’entrepôt nous est désormais familière. Nous aimons la retrouver, accompagnés de nos collègues, autour d’un déjeuner pris en commun. Ce soir, nous suivons Abu Akram chez lui après une agréable journée de labeur. Il habite dans le quartier le plus touché par les affrontements de 2004. Une douce odeur de farine grillée flotte dans le petit appartement. Il nous présente à sa famille. Nous nous asseyons pour l’inévitable partage du thé. On nous l’apporte accompagné de kanafi, une pâtisserie à base de fromage, de vermicelles et de miel. Je regarde avec étonnement le portrait qu’Abu Akram a dessiné de son père. Une balle perdue a traversé sa joue gauche, déchirant la toile. Du Scotch est apposé sur la balafre en guise de pansement.
Adieux douloureux
Ibrahim à nos cotés, nous marchons dans les environs de Faqqua. Il y a exactement un mois, nous découvrions ces chemins. Depuis, nous les connaissons par coeur. Demain, nous partons pour la Jordanie. Notre ami nous conduit au sommet d’une colline qu’il affectionne. Une vue imprenable, paraît-il. Le souffle court, nous nous asseyons dans les herbes hautes qui la recouvrent. Le regard porte loin, de Jenin jusqu’en Israel. Nous apercevons la Méditerranée à l’horizon, paisible. Ibrahim la regarde avec envie. Elle lui est interdite. Son peuple a longtemps vécu sur ses rives. « Nous aussi, sommes Méditerranéens » soupire-t-il. Il nous sourit, hausse les épaules de dépit. Son rêve est de partir étudier aux Etats-Unis. L’isolement auquel il est contraint le ronge. Nous sommes devenus très proches. Professeur d’arabe improvisé, humaniste et pacifiste, il m’a fait aimé son pays. Une terre déchirée qu’il chérit, dans l’espoir d’une réconciliation prochaine. Nous retrouvons tout le monde pour notre dernière soirée.
Inquiet à l’idée de partir, je me réfugie dans mes souvenirs. Un mois d’échanges. Un mois de découvertes. Un mois inévitablement trop court. Sensibilisé à la situation de la région, je comprends désormais un peu mieux ce qui s’y passe. A coup de tapes amicales sur l’épaule, Shahin essaie de me faire sortir de ma torpeur. Toujours le premier à rire, il apporte sa légèreté aux sujets les plus durs. Je lui rend son accolade, nostalgique. Rhamza offre son pendentif à Martin, ému. Je lui adresse un clin d’oeil complice. Derniers « au revoir ». Nous reviendrons dès que possible. L’appartement est bien calme ce soir. Les sacs sont prêts. Je pars me coucher, méditant cette expérience. Demain, l’aventure continue…