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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Gaël COGNÉ – Schizophrénie cachemirie

Photos: Gaël Cogné

Photos: Gaël Cogné

Depuis la partition de l’Inde en 1947, le Cachemire attise les convoitises du Pakistan et de l’Inde. Deux géants qui possèdent l’arme nucléaire. La région a connu trois guerres en un demi-siècle. Une situation qui harasse les Cachemiris : 8 000 personnes auraient disparu. Le fait de l’armée et des forces de sécurité indiennes le plus souvent mais aussi des séparatistes.

«J’ai peur, même ici, de sortir seul, après le coucher du soleil.» Dans la nuit poussiéreuse de New Delhi, V. tourne la tête. Pudique, il s’essuie les yeux. Autour de lui, les étudiants de la prestigieuse Jawaharlal Nehru University conversent. Insouciants, bruyants, joyeux, ils refont le monde en buvant le thé. Leurs silhouettes s’allongent sur la terre battue du campus. Les moustiques dansent la farandole autour des lampadaires qui déposent quelques tâches de lumières.

V. est différent. La nuit l’effraie. Il ne cause pas politique volontiers. Il craint de devoir sortir seul après le coucher du soleil. Il a grandi au Cachemire. L’obscurité lui rappelle le couvre-feu. Dans les premiers temps du conflit (début des années 90), les expéditions punitives des militaires hantaient son quotidien. Il raconte qu’il a servi de bouclier humain. «Une nuit, il y a eu une descente. Nous avons tous dû sortir des maisons et attendre des heures assis dans la rue.» A cette époque, les «militants» ou «terroristes» -le vocabulaire dépend de quel côté on se place – se cachaient parmi les populations locales. Pour les en déloger, l’armée inspectait les maisons. «Ils m’ont dit : « entre dans la maison, dis-nous s’il y a quelqu’un.” Tu n’as pas le choix. Si tu dis non, ils fouillent ensuite la maison et si un militaire se fait tirer dessus, ils exécutent ta famille.» V. ne supporte plus la nuit. De nombreux amis à lui ont disparu. Il ne veut plus en parler. Il arrête. Il veut que j’aille voir pour comprendre.

V. a grandi à Islamabad ou Anantanag. C’est le même endroit, au Cachemire. La vallée a son Derry/Londonderry. Sa ville renommée par «l’occupant». La guerre change même les noms des lieux, mais ne les efface pas. Les panneaux indiquent tous Anantanag. Les locaux disent tous Islamabad.

Le conflit a rendu la vallée schizophrénique. Elle cherche sa réalité. L’une évoque les eaux calmes du lac Dal. Le luxe des châles en pashmînâ. La sérénité des jardins moghols. La fraîcheur du climat. L’illusion ne tient pas. Le lac Dal a des gros problèmes de pollution. Les châles en Cachemire n’ont plus la cote : trop copiés et bradés, affirment les vendeurs. Militaires et barbelés squattent les jardins.

Le pied posé sur le tarmac de Srinagar, capitale d’été de l’Etat du Jammu-et-Cachemire, le voyageur comprend vite : trois contrôles de police, des miradors, des armes, des questions et des uniformes. Partout. On trouve un uniforme tous les cent mètres le long des routes : souvent masqué, la main sur une mitrailleuse ou l’AK 47 en bandoulière, dissimulé derrière des sacs de sable, sur un toit, ou bien perdu au milieu d’un champ, au pied d’un arbre, attendant un ennemi exsangue. 500 à 700 000 hommes occupent le Cachemire. Tout ça pour une population de 8 millions de Cachemiris : «la plus grande concentration militaire au monde», m’assure mon ami Junaid. «Plus qu’en Irak.»

Photos: Gaël Cogné

Photos: Gaël Cogné

Depuis le 11 septembre 2001, le Pakistan, allié des Etats-Unis, a été sommé de fermer les camps d’entraînement situés dans l’Azad Cachemire («Cachemire libre», le Cachemire pakistanais). Coupés de leur base de soutien, les combattants sont traqués sur le territoire indien. Auparavant, le Pakistan pilonnait les positions indiennes pour que les combattants se glissent d’un bord à l’autre. Franchir la ligne de cessez-le-feu est devenu pratiquement impossible. Les deux pays mastodontes campent sur leurs positions. Les velléités indépendantistes des Cachemiris ont été passées à la trappe.

L’ambiance est pesante. A peine sorti de l’aéroport, des dizaines de chauffeurs de taxis se ruent sur le premier touriste. Insultes, cris, empoignades, menaces. Un voyageur européen est une denrée pratiquement disparue que l’on se dispute. «L’effondrement du tourisme a privé la région d’une source de revenus importante. Aujourd’hui, la majorité des gens est employée pour de petits salaires par le gouvernement», m’expliquera plus tard K., journaliste dans un quotidien local. Une manière de mieux tenir en laisse la population, selon lui. Les dizaines d’house-boats vermoulus, sortes de barques-hôtel, évoquent la grandeur d’une destination hier exotique pour les Indiens, aujourd’hui redoutée pour ses attentats et enlèvements. La vallée a un goût de paradis déchu.

Le vice a aussi gagné le cœur de ses habitants. Violences conjugales, développement de l’islamisme -dans une région pourtant tolérante-, suspicion et délation : la guerre, interminable, a fait son trou jusque dans les foyers. Les femmes portent désormais la burka dans la rue. «C’est comme si le conflit pervertissait les esprits», raconte Junaid, allongé, le long du torrent frais qui borde sa maison. «Il y a une sorte de relâchement des valeurs, de laxisme général», glisse-t-il en montrant les sacs plastiques emberlificotés dans les berges. «Avant, ici, les gens utilisaient l’eau pour boire, faire la cuisine ou laver le linge, maintenant, c’est impossible.» Un peu plus haut, des enfants pêchent des truites avec un câble électrique qu’ils plongent dans l’eau pour électrocuter le poisson.

Junaid veut m’en montrer plus, il m’entraîne dans des ruelles de Srinagar avec un air de conspirateur. Il se retourne régulièrement, me dit de planquer mon appareil. Nous empruntons un escalier en bois tordu et débouchons sur un minuscule appartement. Un homme à l’entrée nous demande qui nous sommes. Nous voulons voir Parvez Imroz (photo). Cet avocat, milite depuis le début du conflit pour que lumière soit faite sur les nombreuses exactions. Il a été menacé de mort plusieurs fois. Dernièrement il s’inquiète de porte-flingues à la solde du gouvernement indien. Il a reçu le prix Ludovic Trarieux des droits de l’homme pour son action, mais il n’a jamais pu aller en France chercher sa récompense. L’Inde refuse de lui remettre son passeport.

L’un de ses principaux combats consiste à aider l’APDP, l’Association des parents de personnes disparues qu’il a créée. Elles seraient 8000, au moins. L’association collecte les histoires, une par une. Les dossiers empilés montent jusqu’au plafond.

Ce jour-là, Parvez Imroz converse avec une vieille femme venue lui parler de son fils disparu. A notre arrivée, il se lève de son petit tabouret en bois. Immense et sec, il flotte dans son vieux complet. L’avocat tend sa main usée et sèche comme des serres.

Photos: Gaël Cogné

Photos: Gaël Cogné

De son petit bureau, au plafond si bas qu’il doit se courber, il préfère défendre les droits de l’homme que les séparatistes. Il le sait, ils ont leur part de responsabilité. Il y a 14 ans, l’avocat créait l’APDP, «alors que la population allait au plus mal», explique-t-il. Il est parvenu à médiatiser un peu la situation des demi-veuves, des femmes qui ne peuvent toucher d’aide de l’Etat car elles refusent de reconnaître la mort de leurs maris disparus. Il tend des listes qu’il distribue avec des dizaines de noms, leur âge, les circonstances de leur disparition. Les forces de sécurités préfèrent parler de combattants étrangers. Une manière de brandir l’épouvantail taliban.

Récemment, Amnesty International a repris l’un des rapports de l’APDP. L’association cachemirie y réclame que lumière soit faite sur des charniers découverts à proximité de la ligne de cessez-le feu indopakistanaise. Ils contiendraient 940 corps. Pour les 8000 disparus qu’avance l’APDP, personne n’a jamais été condamné.

Parvez Imroz regrette que la population se soit «habituée» à ces pressions, tout en admettant qu’elles n’ont pas trop le choix. «C’est une occupation particulièrement sophistiquée, très subtile. Les pressions sont souvent indirectes», rapporte-t-il. «Nous avons réussi à nous ménager un petit espace de liberté, mais cela a été très difficile. L’armée justifie sa présence en expliquant qu’elle défend les Cachemiris, mais eux, s’en passeraient bien.»

Sur le chemin du retour, dans un taxi, un dentiste raconte que tous les jours, dans son hôpital, il lui faut opérer des gens aux dents arrachées. Il se souvient d’un homme démantibulé. Pour lui, ce sont des victimes de tortures. Il est las, comme la majorité des Cachemiris convaincus que jamais la communauté internationale ne viendra à leur secours.

Dans ses articles, K. s’évertue à raconter les histoires de disparitions, de tortures, de viols. Il tend son journal et montre un de ses papiers. L’histoire d’un squelette retrouvé dans une zone marécageuse asséchée. «Des disparus, comme ça, il y en a des milliers.»

Surpris que son article n’ait pas été censuré ? «Pas du tout. La majorité des journaux sont à la solde du gouvernement. Ils s’emploient à décrédibiliser les autres. Ca suffit.» La presse pullule à Srinagar. Une vraie cacophonie. Un autre journaliste (d’une agence de presse internationale) me confiera qu’on ne sait jamais exactement comment se déroulent les escarmouches -presque quotidiennes- entre les «militants» et les forces de sécurité. «Ca se passe toujours de la même manière. Vous recevez un coup de fil d’un gradé juste après le combat. Il donne sa version et vous ne connaîtrez jamais l’autre.» Au Cachemire, la vérité a disparu.

Photos: Gaël Cogné

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