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Delphine DARMENCY – La vie à Binsar

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2000 mètres d’altitude… des villages perchés au milieu de nulle part, à l’horizon, des monts en chaînes et des sapins. Nous sommes à Binsar, sanctuaire de la faune et la flore dans les premières hauteurs de l’Himalaya de l’Etat de l’Uttarkhand au Nord de l’Inde à la frontière du Tibet et du Népal.

Les premières minutes m’ont portée à croire que ces quelques jours dans les villages de Binsar seraient difficiles. Le paysage est magnifique certes, les villageois accueillants mais, face à l’inconnu de leurs conditions de vie, j’ai eu un bref moment de crainte, peur de ma réaction, peur des quelques minutes qui ont suivi le déjeuner, installée dans une petite pièce en terre apparente pratiquement dénudée.

Le village se lève à 6h30 pour prendre du chaï, thé noir très sucré avec du lait et des épices. Le vent frais du matin et la brume qui s’élève dans la vallée accompagnent la prière matinale d’un voisin. Son chant est doux même si parfois, il est entrecoupé de quelques raclements de gorge. Le scintillement de ce qui semble être un triangle impose le rythme de la méditation. Tout le monde semble savoir ce qu’il doit faire au sein de la famille. Les cours du secondaire ne commencent qu’à 9h30. Cependant, le chemin vers le savoir est long, pour certains il faudra 2h de marche pour aller jusqu’au plus grand village des alentours, Daulchina, pour se rendre à l’école, soit une douzaine de kilomètres de petits chemins sinueux à travers les forêts de sapins.

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Mais tout d’abord, en se levant, il faut se laver les cheveux, les coiffer avec de l’huile pour les garçons et les tresser pour les filles. Il faut être impeccable et il n’est pas rare de devoir utiliser les premières cendres qui ont préparé le chaï pour alimenter le fer à repasser, l’authentique, pour que les tenues règlementaires ne souffrent d’aucun pli.

Les garçons doivent se vêtir d’un pantalon marron et d’une chemise bleue claire. Les filles quant à elles, portent un pantalon noir, une tunique bleue et un foulard noir attaché soigneusement au bas du dos. Elles partent ensemble à l’école. Celles de la dernière maison donnent le signal de départ et le groupe s’agrandit peu à peu rassemblant finalement les étudiantes de deux villages. Les garçons ne les accompagnent pas. Ils sont groupés par deux ou trois devant ou derrière elles les laissant rompre le silence. Elles se tiennent par la main, papotent à tout va et courent la moitié du chemin en fredonnant les chansons des derniers Bollywood.

Le village de Daulchina possède une véritable rue et un accès motorisé vers les villes en contre bas, ce qui lui donne un statut de passage obligé. On y trouve quelques commerces, ce qu’il n’y a pas plus haut, d’où les élèves rapportent quelques provisions au retour de l’école.

La variété de produits se décline en fruits, légumes, produits d’entretien, à noter du « French Paper » (papier toilette pourtant peu utilisé), cahiers, bonbons (Kitkat, caramel,…), lampes, balles de cricket, bracelets et j’en passe. C’est d’ailleurs là que les villageois viennent vendre les produits de leurs cultures qu’ils ont transportés à dos d’ânes jusqu’ici.

Dans les autres villages, qui abritent souvent une quinzaine de familles, l’école primaire commence à des horaires différents ; et pour cause, un instituteur a en charge plusieurs villages. Celui de Gaunab, par exemple, arrive entre 8 et 9h et repart vers midi. L’école se compose de deux salles de classe et d’un local pour le professeur. Les cours en été se déroulent cependant sous le préau. Trois colonnes de paillasses avec une quatrième perpendiculaire au fond, soit 12 élèves ici. Ils ont tous leur petit cartable, leur pot d’encre et les mains toutes bleues. L’instituteur est assis devant eux, sur une chaise, à côté de son bureau. Chaque groupe d’élèves du même niveau (il y en a 5) vient lui apporter les exercices rédigés sur un cahier. Il les corrige devant eux et réagit en fonction ; si l’exercice est trop médiocre, une gifle, un pincement d’oreilles et parfois des frappes au corps peuvent arriver. Je n’ai noté pourtant aucun sanglot, les élèves encaissent, écoutent et corrigent leurs fautes au tableau. Certes, il y a parfois dans leurs yeux un peu de crainte, mais elle n’est pas constante vis-à-vis de l’instituteur, semblant de loin être un vieux sage.

Vers 9h, les vaches et les biquettes sont amenées à brouter dans les environs. Les villageois ont un rapport particulier avec les animaux. Entre eux s’est instauré un langage, des cris plus ou moins aigus, plus ou moins forts aux significations diverses. Certains servent à faire avancer les vaches ou à pousser les ânes à s’alimenter seuls dans les alentours, d’autres ont pour but de faire fuir les singes qui s’approchent trop près des cultures. A l’inverse, les animaux émettent des cris d’alerte s’ils sentent un danger, avertissant du même coup les villageois de la présence d’un chita. Il arrive que des vaches soient éventrées par l’un d’entre eux. Rude épreuve alors pour le malheureux propriétaire qui n’en possède souvent qu’une ou deux. L’Etat a prévu des subventions pour le rachat de nouvelles bêtes, mais en attendant qu’elles grandissent, il n’y aura ni lait, ni traction en vue des prochaines récoltes. Puisqu’ici, question agriculture, la mécanisation n’a pas encore sa place. Au rez-de-chaussée des maisons, il y a parfois une chambre mais souvent une étable à buffles, vaches, brebis ou ânes et un débarras à outils, sorte de pièce à trésor, pièce de musée pour ceux qui ont été habitués à l’industrialisation. Des tamis pour séparer les graines des tiges de blé, des sangles pour les charrues, des socs pour labourer… faudrait-il faire autrement ? Les avis sont partagés.

En ce qui concerne l’électricité, théoriquement, il n’y en a pas. Dans les villages les plus riches, il est possible d’entendre le téléphone fixe résonner dans la maison ; et même si les portables ne captent pas partout, chaque famille en possède souvent un. Quant à les recharger, le système D est à l’honneur. La plupart des maisons ont installé des panneaux solaires, ce qui leur permet d’éclairer de quelques minutes à quelques heures certaines pièces de la maison, sinon la bougie est de rigueur. L’électricité solaire recueillie permet pour certains de suivre en direct à la radio le match de cricket opposant l’équipe d’Angleterre à l’équipe indienne. Certaines maisons privilégiées ont la télévision et regardent en famille les feuilletons totalement déjantés à l’indienne, qui n’ont d’évidence rien à envier aux feux de l’amour, les gros plans de 20 secondes en plus et une qualité d’images noir et blanc qu’il faut essayer de régler par un ingénieux croisement et positionnement de fils….

En fin de journée, les cultures en escaliers arborent des points de couleurs magnifiques, roses, jaunes, rouges, verts, c’est ce que l’on peut déceler de loin. En s’approchant, on devine la courbure des femmes bêchant pour enlever les mauvaises herbes et coupant ce qui servira d’aliments aux buffles, vaches, ânes le soir même. Elles ne s’arrêtent que très peu de travailler durant la journée. Il y a toujours quelque chose à faire ; aller dans les cultures, faire sortir les ânes, accompagner les vaches se nourrir dans les profondeurs de la forêt, laver la vaisselle, frotter les vêtements au savon noir, nettoyer la maison, la cuisine avec un savant mélange de bouse de vache, de terre et d’épluchures de légumes. Les hommes ne sont que peu visibles dans les villages. Rares sont ceux qui se trouvent dans les champs ou s’occupent du bétail dans la journée. Ils sont allés en général trouver du travail en ville pour endosser le poste de soldat, cuisinier ou chauffeur de service…

Quant aux personnes âgées, tout dépend. Certaines travaillent dans les cultures, s’occupent de la maison ou si la relève est présente, s’occupent de soi, par exemple en se tartinant les doigts de pieds d’une pâte verdâtre provenant de la pourriture de l’enveloppe de la noix pour prévenir tout risque de mycoses. C’est la magie des plantes médicinales. A chaque pas, il se peut que vous tombiez sur un remède contre la toux, l’asthme, les mots de tête, les allergies, les entorses, les problèmes cardiaques, la fièvre, etc. Chaque plante semble posséder une caractéristique vertueuse, même si le paracétamol a désormais sa place de maître dans les remèdes utilisés. Dans chaque village, certaines personnes ont acquis à la naissance le don de pouvoir soigner les villageois par la transe. La plupart du temps ce sont des femmes au nombre d’une ou deux par village. On prépare du thé pour le malade, la femme lui tient le poignet tout en poussant des cris incisifs et intenses par séquence accompagnés par de petites éclaboussures d’encens en marquant le front du malade par un point orangé-jaune.

Le soir venu, on s’active à la préparation du repas dans la cuisine ; pièce sans ornement superficiel, vétuste pour un œil inexpérimenté… une enclave dans le mur pour permettre au feu de s’épanouir, une étagère simple avec deux, trois boîtes de conserves remplies de sucre ou d’épices, le lait du matin suspendu et une grande cruche en cuivre contenant l’eau.

Cet endroit devient alors sans hésitation l’un des plus chaleureux ; sans artifice, plein d’authenticité et de complicité. Les femmes, omniprésentes, sont aidées par leurs filles près du feu notamment pour concocter les chapati (le pain indien). Il faut obtenir une boule parfaite à base de farine et d’eau, en faire de petits boudins, les malaxer, commencer à les étaler avec les mains par un doigté qui ne s’invente pas, puis les finir au rouleau pour obtenir des ronds de pâtes. Pour les faire cuire, elles les placent sur une tôle circulaire en fonte légèrement concave, une vingtaine de secondes de chaque côté, puis les laissent gonfler légèrement à la chaleur du feu. Les hommes et les garçons ne sont pas étrangers à l’élaboration du dîner, ils aident le plus souvent à éplucher et couper les légumes. Les voisins viennent s’asseoir, les langues se délient très vite et il ne suffit que de quelques minutes pour que chants et danses viennent ponctuer la soirée.

En redescendant vers la ville, j’ai eu l’occasion de discuter avec un vieil homme possédant une auberge, un conteur à milles histoires. Il m’a demandé ce que j’avais retenu de ces quelques jours à Binsar. Avant d’avoir le temps de répondre, il reprit la parole pour m’inciter à raconter en France toutes la misère de ce que j’avais du voir, les enfants n’ayant pas assez à manger, les familles n’ayant pas accès à l’eau, finalement les difficultés à vivre sans moyen.

Ces quelques mots me sont restés en tête comme une remise en cause de toute ce que j’avais pu observer, tellement ce discours me semblait étranger à cette vie de tous les jours, sereine et paisible qui avait réussi à m’enivrer.