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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Claire DEVILLE – Canton sous la pluie

Photos: cc http2007 et Alexkost

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Canton a 2222 ans et étale ses tentacules étouffants dans le delta de la Rivière des Perles; verte, humide, anarchique, polluée. Construite par cinq Immortels descendus du Ciel à dos de chèvre, envahie plusieurs fois, ancien port ouvert sous les guerres de l’Opium, région des poètes bannis par l’Empire, où leurs délicates concubines succombaient aux vapeurs du Tropique; toujours dissidente, en bonne héritière du royaume de Yue. Ça sent le pneu et la friture, la moiteur qui colle, et il y a autant de fleurs que de poubelles dans les rues. Récit de mon exil dans les Mers du Sud.

Photos: cc http2007 et Alexkost

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Désorients.
Je cantonne – le verbe est nouveau. La vie quotidienne semble pour tout le monde ici comme la chair de la papaye, d’une douceur un peu traître, et on sue tranquillement en tongs en attendant la fournaise estivale. L’atmosphère générale a une saveur de vacances, contrairement à ce que je croyais de la Chine – Pékin, très central, très contrôle, très nord, très dur aussi. Ce que je vois et vis ici est différent, et différent aussi de ce que j’en lis dans les journaux. Canton n’est pas vraiment une ville à visiter mais une ville à vivre, faite pour les gens. Aux questions d’actualité, quand tout le Milieu est en émoi, aujourd’hui comme depuis des millénaires, les Cantonais nous répondent, un sourire ironique, demi-lune au coin des lèvres. : «Les montagnes sont hautes et l’Empereur est loin.»

Je suis la formation professionnelle de la Guangdong Modern Dance Company, envisage de rester ici – parfois. La route de chez moi à la compagnie, d’environ vingt minutes et bien que très polluée, n’est pas une désagréable promenade; je longe, sur les trottoirs bordés d’arbres que je soupçonne être des manguiers, des boutiques de danse kitsch, deux restaurants très élégants, diverses échoppes, deux marchés : plante carnivore, crapaud vivant à rôtir, coupe-ongles musical, serpents gluants ou séchés, savoureux légumes frais, raviolis, sublimes orchidées, fruits variés et odorants, sacs entiers de céréales, viandes, poissons, quincaillerie et. autres.

Il fait si chaud, si humide que les grandes suées commencent au premier plié à la barre, lavant aussitôt les produits anti-moustiques dont nous nous enduisons pourtant si soigneusement avant la leçon matinale. Le studio en est littéralement infesté, sans doute à cause des bambous et des ordures qui le bordent. Le moustique cantonais doit avoir des gènes mutants ; il est gros, féroce, obstiné, et résistant aux technologies de pointe. Les seuls moments où le moustique cantonnais a un peu d’humour, c’est quand il devient muse : il est effectivement une source d’inspiration et d’improvisation indéniable, et, en cours, cela donne régulièrement lieu à des bonds aussi spectaculaires que grotesques. Hier j’ai pu voir ce qui restera selon moi le plus bel effort désespéré, le sursaut ultime de l’art dans la vaine lutte anti-moustique : au beau milieu d’une phrase chorégraphique, Xiewei a soudain hurlé et sauté pour en aplatir un en tombant dessus en grand écart.

Le cantonais m’est absolument incompréhensible. Barthes avait raison sur cela au moins dans son empire sémiologique : il est assez agréable et même très reposant de ne rien comprendre à ce qui se dit autour de soi. Je sors de ma bulle de non-sens en parlant mandarin : on/off à volonté. S’il appuyait ce constat par une argumentation fort érudite et très honorable, j’avoue que les deux raisons principales me faisant éprouver ce plaisir ne sont que paresse et rêverie.

Photos: cc http2007 et Alexkost

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Canton n’a rien faire.
Je vis au nord de la ville, district des Rivières de Sable, rue de la Fraîcheur de l’Eau, Pavillon des Verts Ombrages. La Chine est un pays où une sacrée dose de poésie est passée dans le quotidien, et les lieux comme les gens ont des noms fantastiques; on peut marcher dans la rue de l’Alcool des Immortels, du Nuage Blanc ou celle des Nouilles Séchées, au choix. Mes amis s’appellent Etoile d’Armoise, Comme de l’Or, Beaux Nuages Empourprés, Fine Elégance, mais aussi Petit Phénix Immense, Premier Cri de l’Oiseau ou Célébration de la Nation (la période maoïste n’est pas spécialement la plus poétique en terme de prénoms). Moi qui étais fière du signifiant de mon prénom français, ils trouvent ma Grande Clarté assez misérable; c’est tout ? disent-ils quand je leur traduis. Je m’en fiche, mon nom chinois veut dire Charme de la Littérature, ce qui vaut mieux qu’une transcription phonétique désastreuse : Peut-venir-boire ou pis encore, Coca, homonyme de ridicule et aussitôt adopté comme surnom à mon grand désarroi.

J’ai un balcon et quand j’ouvre mes portes vitrées – soit tout le temps -, il fait chaud, mon lit est comme dehors. Pas de machine à laver ; avec minimum deux classes de danse par jour, vous imaginez que la lessive est devenue mon activité principale, et j’inonde la terrasse du salon avec les bassines percées. Je finis toujours par laver à grandes eaux (dans la bonne odeur du savon) et patauger dedans, oubliant la plupart du temps de mettre les socques de bois japonaises. La vue donne sur des immeubles délabrés, autres bicoques aux toits de tôle ondulée pleins de liserons mauves et de chats chinois qui baillent, une végétation toujours dense et quelques papillons un peu mous. Des oiseaux bien sûr, dont des comiques exotiques, petits rigolos à crête qui me font sourire à chaque fois que j’en vois un. Enfin, ces emplumés mènent un raffut épouvantable sous mes fenêtres et ce dès l’aube, où il m’arrive de les traiter d’autres noms d’oiseaux assez grossiers. Après quelques recherches, il m’est confirmé que ces empêcheurs de dormir en rond sont de véritables «pestes animales dont le chant est un jacassement réprobateur». Les pestes animales s’appellent des. bulbuls. Des bulbuls ! Qui ne voudrait avoir de problèmes de sommeil au nom aussi charmant ?

Photos: cc http2007 et Alexkost

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Luxe, calme, et bols de thé.
Le quartier de Dongshan kou est, je crois, l’endroit le plus joli du monde: ruelles et maisons anciennes, courettes qui partout débordent de vert, terrasses cachées d’arbres coulants aux fleurs roses ou mauves, ou rouges et charnues qui servent à faire la soupe ; des orchidées, des mandariniers, des bananiers, des palmiers, de l’ananas, enfin mille plantes exquises reprennent grassement leurs droits sur la ville entre les étages, les baraques coloniales aux vitraux brisés.

A minuit, nous allons pour le souper dans une des innombrables gargotes que nous indique une petite vieille, au fond d’une cour. Elle fait griller des aubergines à l’ail et appelle un vendeur ambulant de coquillages, son brasero accroché à sa bicyclette plein de coques et de bigorneaux. Le patron en servant des bières tiédasses nous met en garde de ne pas brailler, car les gens agacés d’être réveillés jettent des seaux (mais de quoi?). Je le soupçonne de vouloir regarder la télé plus tranquillement, mais Aqing qui semble terrorisé à l’idée de se faire déverser quoi que ce soit sur la tête nous conjure régulièrement de la fermer.

Les mangues fraîches sont succulentes, et coûtent cinq fois moins que les pommes et ce genre de fruits devenus un peu ennuyeux. La mer est à deux heures et les arrivages de coquillages, de poulpes, crevettes et poissons divers sont grillés ou cuits vapeur et gingembre chaque soir. Le must des fruits de mers reste les grandes marmites pimentées où se mêlent dans le bouillon d’épices crabes à la chair forte, calamars, crapauds, grenouilles ou tortues à la demande. Les marchands de canne à sucre viennent d’arriver ces derniers jours d’avril, et sous leurs chapeaux de paille dépiautent de longs bâtons qu’ils trimballent sur leur vélo comme un tipi. Bientôt viendront les vendeurs de cocos vertes, dans lesquelles on perce un trou pour boire le lait avec une paille à même la noix. Les vieux fument accroupis dans la rue, dans de grandes pipes à eau en bambou.

Photos: cc http2007 et Alexkost

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Cantonyva.
Canton très aquatique, pas que dans ses rivières et canaux: la moiteur est tellement présente qu’on croirait vivre dans du coton, ou que les nuages descendent un peu se salir dans les rues. La semaine dernière, nous avons même eu un petit typhon. Bilan : deux parapluies, plusieurs douches forcées, et quelques scènes de rues. Les gens courent sous les trombes et le vent ou se résignent à se faire tremper ; je passais quant à moi d’un état à l’autre, selon mon humeur. Luxuriants, les arbres, les feuilles, les tropiques, paraissent plus verts encore dans tout ce gris qui tombe. La pluie ne tombe pas d’ailleurs ; même torrentielle c’est plutôt tout l’air qui en est rempli. Tandis que je souriais à ces constats d’importance, j’ai pu remarquer de manière bien moins réfléchie que les rues chinoises trempées glissaient, et me suis étalée très acrobatiquement au beau milieu de la rue. Aussitôt un attroupement de Chinois en cercle autour de moi, regardant cette étrangère bizarre et grimaçante avec son parapluie cassé, sans qu’aucun ne me propose de l’aide néanmoins. Pour ce qui est de marcher sur les nuages voilà donc qui est chose faite, et pour y avoir chu je dirai volontiers aux rêveurs combien cela fut douloureux.

Ici les montagnes sont hautes, et l’Empereur est loin.

Danser, lire, regarder les fleurs – surtout.

Photos: cc http2007 et Alexkost

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