APAJ
void
Avec le concours du MAD
void
Avec le conconours de la Presse Régionale
void
Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Aurélie DADEME – Chez les derniers chasseurs cueilleurs de Bornéo

Dameme1

«Tu vois cette montagne au loin ? C’est là-bas que vit ma famille en ce moment.» Encore une journée de marche, et nous voilà enfin chez Acit et Juna, les parents de Menteri. Le jeune homme guide les associations ou touristes désireux de découvrir la forêt pluviale de Bornéo…

La famille appartient à l’ethnie des Penans, dont la culture traditionnelle est menacée par la déforestation lancée dans les années 1980, suivie par la sédentarisation forcée du « peuple de la forêt ». Acit et Juna comptent parmi les derniers chasseurs cueilleurs nomades de la jungle du Sarawak, au cœur de Bornéo. Ils ne sont plus que 200, sur 10.000 Penans, à avoir conservé ce mode de vie traditionnel. Ils vivent près du parc national de Gunung Mulu, où la forêt primaire est protégée. Mais cet espace est insuffisant pour nourrir l’ensemble des Penans du Sarawak .
Dameme2

Car la jungle leur fournit tout ce qui constitue leur vie quotidienne : des fruits et des animaux pour se nourrir, du poison et du bois pour fabriquer des sarbacanes, des écorces pour se vêtir, des lianes pour tisser des paniers, des plantes médicinales, ou encore des arbres dont on fait des cabanes pour se protéger de la pluie et des prédateurs. Ainsi, je goûte au python de Bornéo ou au sago, pâte faite à partir d’un palmier, et dont la texture rappelle la colle à tapisserie. Le soir nous nous lavons dans la rivière, où nous restons jouer avec les enfants du groupe, moment de fraîcheur bienvenu face à la vie éprouvante dans la jungle. J’ai également expérimenté le « confort » d’un plancher en rondins, accomplissant le rêve de tout enfant : vivre dans une cabane, en se débrouillant avec tout ce que nous offre la forêt. Rien n’est gaspillé, rien n’est abîmé sans raison, et tout sert à quelque chose : les Penans ont le plus grand respect pour la jungle, mère nourricière.

Cette valeur s’applique également aux relations sociales : pacifisme et égalitarisme régissent leurs sociétés. Tout est toujours soigneusement partagé, même en période de famine. L’entraide et l’hospitalité sont de vigueur : pour les Penans tous les hommes et femmes semblent ne former qu’une grande famille. Le mot « merci » n’existe même pas, et les Penans s’amusent de me voir lui chercher un équivalent. Lors d’une randonnée, Menteri et moi croisons un couple d’inconnus dans la forêt, nous nous arrêtons pour discuter et partager nos réserves d’eau et de nourriture comme s’ils étaient des amis de toujours. La vie communautaire participe à l’épanouissement individuel, et cette joie de vivre se ressent par les rires qui retentissent lorsqu’on approche un campement. Leur culture est subtile et riche : un immense sens de l’humour, des chants magnifiques qu’on accompagne du son d’une flûte à nez, l’art du tissage du rotin, une grande coquetterie – à ma grande surprise, nous passons une après-midi à nous coiffer et nous épiler.

Bref, les Penans mènent une vie simple et riche, dans un esprit de partage et de respect… de quoi faire rêver les Occidentaux s’interrogeant sur les limites de notre propre mode de vie !

C’est ainsi que dans les années 1980, Bruno Manser, un Suisse séduit par la culture égalitaire et pacifique des Penans, a décidé de partager sa vie avec eux, et de les aider à se protéger des menaces extérieures. Des barrages avaient été montés pour empêcher les tracteurs d’ouvrir des pistes, sans succès. Du ciel, celles-ci ressemblent à des veines, comme si l’on saignait la jungle à mort. Les Penans sont trop pacifistes pour se défendre : Acit a été emprisonné pour avoir participé à un barrage, et son fils m’explique naïvement qu’il ne comprend pas qu’on puisse vouloir saccager la forêt.

Détruire ce cadre de vie, sa faune, sa flore, modifie peu à peu la culture des Penans. Déjà christianisés au temps des Rajah blancs, aujourd’hui on les sédentarise pour faciliter le travail des bûcherons et planter des exploitations de palmiers à huile. On leur demande de désigner des chefs, une notion étrangère à leurs sociétés. Beaucoup ont échangé leurs pagnes pour des vêtements occidentaux. Bien qu’habitués aux échanges avec d’autres peuples, Dayaks, Chinois ou Malais, les Penans sont dorénavant plus sujets à une certaine acculturation face aux groupes dominants. Ils pratiquent l’agriculture sur brûlis, y compris lorsqu’ils sont restés nomades, pour faire croire qu’ils se sont sédentarisés. Ainsi, ils participent eux-mêmes à la destruction de la jungle, leur travaux de défrichage ne faisant qu’augmenter le nombre de clairières et de zones d’effondrement du sol. Des Penans sédentaires m’ont même demandé de l’argent, pour des médicaments, quelque chose qui me paraissait impensable après avoir vécu chez Acit, où tout se partage, où la jungle fournit quasiment tout ce qui est nécessaire à la vie. Quel avenir pour les Penans ? Doit-on parler de génocide culturel, ou de progrès ? Comment empêcher le premier tout en favorisant le second ?

Cette culture menacée fascine. Si Bruno Manser a décidé de vivre parmi les Penans, nous sommes plus nombreux à nous contenter de partager leur vie pendant quelques jours ou semaines seulement, pour des reportages ou séjours culturels, voire pour des sortes de safaris humains effrayants. A Batu Bungan, dans la partie du parc national la plus visitée, près des beaux hôtels, une maison longue abrite un groupe de Penans. Cet habitat est Dayak, non Penan, et l’artisanat qui y est vendu est trop coloré pour être typiquement Penan. Mais qu’importe, cela est suffisamment exotique pour attirer les touristes et leurs dollars. Ceux-ci n’auront pas à affronter les sangsues, passagers clandestins des voyageurs soucieux d’aller vraiment rencontrer les Penans, à des journées de marche de Batu Bungan.

Le tourisme protège-t-il les traditions de tels groupes, ou détruit-il encore un peu plus leurs cultures ? L’attente d’exotisme peut mettre en valeur les traditions tout comme les menacer à force de simplifications. Après que la déforestation a érodé les montagnes, le tourisme risque de provoquer l’érosion de la culture traditionnelle et nomade des Penans.

Comment défendre un tourisme aussi respectueux des cultures et environnements autochtones que les Penans sont respectueux d’autrui et de la jungle ? Qui sommes nous pour juger de l’instable frontière entre progrès et sauvegarde des traditions ? Vivre chez les Penans soulève ces questions, mais elles s’appliquent également à toutes les ethnies dites « primitives » ou « exotiques », ainsi que le confirment les débats autour du programme de France Télévision « Rendez-vous en terre inconnue ».

Ainsi, mon séjour en solitaire chez les Penans nomades fut suffisamment long pour que je fasse un effort d’intégration et d’adaptation nécessaire au respect des mes hôtes, et à la découverte sincère de leur culture. Menteri est désormais comme un grand frère, et j’ai fini par oublier que je n’étais pas chez moi, dépassant l’émerveillement puis les difficultés du choc culturel et de la vie dans la jungle – après la première journée de marche, je me suis tout simplement écroulée de fatigue, m’endormant à même le sol, oubliant les sangsues et autres bébêtes déplaisantes. Néanmoins, respecter cette culture telle qu’elle est ne suffit pas pour la préserver, et le danger est également d’être tenté de vouloir empêcher son évolution naturelle. Le voyageur culturel se distingue de l’humanitaire, et rien n’est plus frustrant que de se sentir impuissant devant les menaces faites à ceux qui nous ont accueilli et tant enrichi.

Depuis mon séjour, les deux sœurs de Menteri ont mis au monde deux magnifiques bébés. Quel avenir pour eux ? Quel place pour le voyageur dans cet avenir incertain ?

Pour aller plus loin :

– Fonds Bruno Manser (BMF) http://www.bmf.ch/fr/

– Bruno Manser, Voix de la forêt pluviale (ed. Georg, 1997).

– Davis, Mackenzie et Kennedy, Nomads of the Dawn: The Penan of the Borneo Rain Forest (ed. Pomegranate, 1995).

– Redmond O’Hanlon, Au Coeur de Bornéo (ed. Payot, 1989).

Bourses de voyage Zellidja :

Ce séjour chez les Penans a été soutenu par une bourse de voyage Zellidja. Depuis plus de 60 ans, cette fondation permet à des jeunes de 16 à 20 ans de mener à bien le voyage d’étude de leur choix, en France ou à l’étranger, seul, humblement, pendant un mois minimum. A leur retour, les boursiers partagent leur expérience par un carnet de route et un rapport d’étude. Ces derniers peuvent être consultés au siège de l’association, à Paris. Pour plus d’informations : www.zellidja.com, tél. : 01.40.21.75.32.