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Aude THEPENIER – Alexandrie ou le voyage perpétuel

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Alexandrie, Egypte. Ville illustre s’il en est, qui peu à peu est tombée dans l’oubli pour le reste du monde jusqu’à devenir une cité endormie sur les rives de la Méditerranée. On y débarque un peu par hasard et il arrive qu’on n’en reparte plus, comme happé par la force d’inertie de cette ville dont on ne sait dire si elle est décadente ou en plein renouveau…

Pourquoi venir à Alexandrie ? Pour certains, il s’agit de retrouver la ville mythique d’Alexandre et sa grande histoire antique. D’autres, nostalgiques de la Belle Epoque ou fanatiques du grand Lawrence Durrel viennent s’y perdre espérant retrouver les fantômes de Justine et autres héros du délicieux Quatuor d’Alexandrie. Mais les marques de ce glorieux passé demeurent désespérément introuvables. Plus aucune trace du phare, du musée, de la Grande Bibliothèque, des palais royaux de Cléopâtre… Quelques vestiges antiques épars comme le théâtre romain, la colonne de Pompée ou les catacombes de Kom el-Shouqafa sont les rares témoins de la fondation ancienne de la ville, mais rien qui ne laisse penser qu’Alexandrie fut bien plus qu’une ville de province de l’Egypte Antique ou de l’Empire Romain. Ces monuments, aussi intéressants soient-ils, manquent du grandiose permettant de réaliser ce que fut Alexandrie. Et pour cause, cette ville antique disparue se trouve tout près de nous mais engloutie plusieurs mètres sous les eaux de la baie. Les tremblements de terre et les raz-de-marée ont eu raison des monuments de la grande Alexandrie et seule l’archéologie sous-marine parvient aujourd’hui à faire revivre cette histoire perdue . De même, la culture cosmopolite a bel et bien été submergée elle aussi par la nouvelle composition démographique de la ville et ne vit plus aujourd’hui que par les souvenirs de quelques octogénaires qui semblent tout droit sortis d’une autre époque.
Deux catégories

Mais bien souvent, c’est sans l’avoir vraiment prémédité que l’on arrive un jour à Alexandrie, par un concours de circonstances ou quelques raisons de stage à l’étranger ou d’études de l’arabe, parmi les gens de mon âge. Arrivés intentionnellement ou non, les étrangers qui font l’expérience d’Alexandrie se divisent rapidement en deux catégories. Ceux qui la rejettent tel le repoussoir de la ville arabe provinciale et conservatrice aux attractions limitées. Ces derniers lorgnent alors du côté d’un certain Caire branché ou regrettent la liberté de l’Occident. Et puis il y a ceux, qui s’ils n’en tombent pas véritablement amoureux, restent étrangement attachés malgré eux, comme immobilisés par la force d’inertie que cette ville est capable d’exercer. Inertie ou plutôt indolence, qui devient palpable dès qu’on entre dans une connaissance plus intime de la ville, au-delà de son apparence d’agitation permanente cacophonique, anarchique, embouteillée et poussiéreuse. Car paradoxalement l’hyperactivité n’est pas un caractère égyptien. Cette atmosphère d’anarchie sait céder la place à un calme serein dès qu’arrive le vendredi matin, jour béni de la grasse matinée et de la prière. De même, les rues animées d’Alexandrie se muent en une ville déserte livrée aux chats errants dès que le mauvais temps s’abat sur une nuit d’hiver. L’indolence propre aux Alexandrins devient vite patente au quotidien quand on vit la lenteur habituelle du service d’un café, la routine exacerbée d’une administration, ou tout simplement la scène d’un policier endormi à son poste de surveillance. Alors peut-être que cette douce léthargie finit par s’insinuer dans les veines du visiteur, et ainsi le caractère provisoire de son séjour s’éternise…
Calèche

Mais il se peut aussi qu’Alexandrie recèle une certaine beauté, un charme capable d’attirer et de fasciner durablement. Un charme si particulier, à la fois imperceptible et venimeux qui distillerait un doux poison enivrant et retiendrait le visiteur de passage… Pourtant Alexandrie n’est pas vraiment belle, ou du moins, pas d’une beauté évidente. Mais qu’est-ce que cela devait être ! A la grande époque, celle de Mohammed Ali inaugurant la grande place de Mancheya avec sa Bourse et ses grands immeubles bourgeois. Celle des calèches et des ombrelles à volant, des cartes postales jaunies sur lesquelles la ville ressemble à une riche capitale européenne. L’époque où la corniche était encore une promenade agréable qui longeait le bord de mer jusqu’au jardin de Montazah et non une voie rapide assourdissante. Mais même aujourd’hui, qu’est-ce que cela pourrait être ! Imaginez un peu. Un cœur historique qui s’étend autour d’une baie deux fois millénaire, ici même où Alexandre le Grand décida de fonder sa capitale. Plus de 20 kilomètres de front de mer le long duquel se déroule le ruban urbain d’Alexandrie. Dans le centre-ville et d’autres quartiers, une architecture européenne hétéroclite datant du début du XXème siècle quand les architectes italiens, français etc. venaient se faire un nom à Alexandrie laissant libre cours à leur imagination néo-classique ou néo-vénitienne.

Des kilomètres de voies d’un vieux tramway d’allure belle époque sillonnant la ville de part en part. La presqu’île d’Anfushi qui ferme la baie à l’Ouest est un peu quant à elle la vieille ville arabe d’Alexandrie, une ville dans la ville avec ses rues étroites bordées de maisons ottomanes à encorbellement. Sans aucun doute qu’une politique de rénovations, d’aménagements urbains et de mise en valeur du patrimoine ferait d’Alexandrie une ville incroyable, rendant tangible sa profondeur historique et les différentes périodes qui ont marqué sa physionomie. Une ville agréable à vivre, à visiter et à développer. Seulement voilà, Alexandrie est aussi la ville des coups bas, de la rumeur et des occasions manquées. Les ambitions et la concurrence à couteaux tirés des différentes figures censées promouvoir la ville font que celles-ci s’inter-neutralisent et les projets sont avortés ou indéfiniment reportés. Ainsi, on ne compte plus les projets qui ont finalement échoué dans les eaux mouvantes de la Méditerranée, tandis que les maisons ottomanes de la presqu’île d’Anfushi continuent de disparaître sous les bulldozers dans l’indifférence générale, malgré l’empressement de beaucoup à se dire défenseurs du patrimoine architectural alexandrin. Certes il y a bien la Grande Bibliothèque, merveille d’architecture futuriste posée au bord de la mer. Grâce à elle, Alexandrie est revenue quelque peu dans les circuits touristiques dont elle était absente au profit de la seule vallée du Nil. Et elle a le mérite de démontrer au quotidien la réussite du pari au départ risqué de faire renaître l’ancienne bibliothèque d’Alexandrie. Mais son disque solaire sortant des eaux, résolument volontariste et tourné vers l’avenir – îlot dans un environnement réfractaire – semble illustrer à quel point on a voulu projeter brutalement Alexandrie dans l’avenir sans se soucier de brûler quelques étapes…
Coin de mer

Alors, Alexandrie à la beauté volée ou dans l’attente d’être révélée, qu’est-ce qui fait que son charme fonctionne malgré tout ? Peut-être est-ce tout simplement de l’ordre de l’ensorcellement… Celui exercé en particulier par la vue de la grande Méditerranée, omniprésente. Alexandrie toute entière semble tendre vers elle, même au plus profond de ses terres intérieures aux abords du Lac Mariout. Et même quand ce n’est qu’un coin de mer qu’on aperçoit entre deux immeubles décrépis, c’est déjà une échappée bleue vers l’infini qui suffit à faire du bien. Ou peut-être est-ce le pouvoir d’attraction de tous ces lieux terriblement authentiques, du petit café populaire sur la corniche, à la petite guinguette pour manger sur le pouce où quelques tables dans une ruelle font office de salle de restaurant. Ou encore ses couleurs, comme celles de son coucher de soleil, tous les jours théâtral sur la mer derrière la scène de la ville. Couleurs qui habillent une porte ottomane branlante, une balançoire pour les enfants dans la cour de la grande mosquée Abou el-Abbas, ou les rouleaux de tissus de la rue de France. Couleurs encore des voiles bariolés qui couvrent la tête des jeunes filles. Ou alors ce charme résiderait-il malgré tout dans le pouvoir d’évocation extraordinaire qui gît dans cette cité de mythes, d’autant plus attirants que le halo du mystère continue de les entourer ? Alexandre et son tombeau introuvable, Cléopâtre et ses palais engloutis, la bibliothèque aux 700000 rouleaux de parchemins disparus à jamais, et bien sûr le phare, ce grand personnage de pierre dont l’absence continue de hanter la nouvelle Alexandrie non satisfaite de son fort de remplacement . Mais aussi les jours heureux de l’époque cosmopolite avec ses familles ni tout à fait orientales ni tout à fait occidentales, ses salons d’artistes et d’écrivains, sa vie bohème et bourgeoise loin des convulsions de l’Europe…
Milieu hostile

A moins que ce ne soit tout simplement ses habitants qui fassent le charme d’Alexandrie, cette multitude grouillante qui se bat au quotidien pour survivre et dont les joies, les peines, sont ressenties avec l’énergie et l’intensité du désespoir. Par contagion, elles donnent au visiteur le sentiment d’exister, quand l’Europe ne laisse que l’impression de la froide indifférence. Et puis le quotidien d’Alexandrie est peuplé d’incroyables rencontres, de personnages bigarrés, réminiscences de l’Alexandrie cosmopolite ou simplement Alexandrins à leur façon. On les croise dans les quelques bars du centre-ville au doux parfum de décadence, et ils ont tant vécu qu’il faudrait justement une vie entière à Alexandrie pour leur donner le temps de tout raconter. Ces rencontres se font aussi au détour de l’attachante communauté d’artistes d’Alexandrie qui aime à s’évader par la fréquentation des étrangers. La qualité artistique est souvent décevante par rapport à ce qui se fait ailleurs, et beaucoup ont besoin de se prétendre artiste beaucoup plus qu’ils ne réalisent. Mais leur rêve d’artiste a l’avantage d’être vécu de façon beaucoup plus intense que dans d’autres sociétés plus ouvertes, confronté au milieu hostile d’une société conformiste et conservatrice pour laquelle la subsistance est prioritaire face à la fatuité de la création.

Ce qui fait le pouvoir d’attraction et le charme d’Alexandrie, c’est peut-être tout cela à la fois, ou peut-être rien de tout cela au contraire. Peut-être autre chose, invisible et indicible. Je suis toujours là-bas, depuis plus de deux ans, à chercher la réponse…