En Amazonie bolivienne, pour quelques grammes d’or par jour, des familles entières luttent pour survivre le long du Rio Kaka. Aux dépens de leur santé et de celle du fleuve…
Tous les jours, Yvan se rend en pirogue à la mine d’or où il travaille, à un quart d’heure de Guanay, village d’orpailleurs situé aux confins des premières plaines d’Amazonie au nord de la Paz. Surplombant le fleuve, le site est difficile d’accès à pied. A l’intérieur, ils sont quatre à travailler, huit à neuf heures par jour. Sans combinaisons de protection, sans supports pour maintenir les parois de la grotte, sans générateurs électriques, parfois même sans chaussures. Seuls un piolet et une torche font office d’instruments de travail. Yvan travaille dans la mine depuis 4 ans. «J’extrais environ 3 grammes d’or quotidiennement. Cela me permet de vivre correctement, mais je viens là tous les jours de la semaine» explique-t-il. Il gagne environ 250 euros par mois. Une fortune en comparaison au salaire moyen bolivien qui s’élève à environ 600 bolivianos, soit environ 60 euros. Pour atteindre ce niveau de vie, Yvan a du quitter ses proches, qui vivent à 6 heures de pirogue plus bas sur le fleuve. A Guanay, il est hébergé par son associé qui le considère comme un membre de sa famille. Il ne retourne dans la communauté d’où il vient, «la Comunidad del Carmen», qu’une fois tous les deux mois.
Contrairement à beaucoup de jeunes de son âge, Yvan n’a pas encore de femme ni d’enfants. «J’ai 23 ans mais je ne suis toujours pas marié. Je profite de cette situation pour travailler dur à la mine car ce sera plus difficile une fois que j’aurais fondé une famille. Même si depuis 2005 et l’élection d’Evo Morales à la présidence, l’espoir d’une vie meilleure renaît, s’enthousiasme-t-il. Mais les problèmes demeurent». Les derniers évènements survenus dans la région de Santa Cruz située dans les plaines orientales de l’état bolivien, dans le bassin amazonien, en témoignent. Cette région, poumon économique de la Bolivie, était le plus pauvre d’Amérique du Sud, milite, depuis l’arrivée du premier président d’origine indigène à la tête du pouvoir, pour une autonomie régionale. «Cette province remet en cause la politique de redistribution des richesses et la réforme agraire prônées par notre président. Si cette partie du territoire, qui concentre la majeure partie des gisements de gaz et représente 30 % du PIB de notre pays, prend son autonomie, les inégalités sociales entre les populations des hauts plateaux andins et ceux des plaines d’Amazonie vont continuer à se creuser», craint Yvan.
Le fleuve, véritable marché ambulant
Sur le chemin qui le ramène chez lui, Yvan croise de nombreux amis installés sur les rives du fleuve, en quête du métal précieux. Il s’arrête leur déposer une drague – machine qui sert à extraire l’or à l’aide de mercure – et de la nourriture. Abrités sous une toile de tente soutenue par des branches de bois, ces orpailleurs sont là depuis cinq jours. Ils passent leurs journées dans l’eau, au contact de cette substance toxique, à labourer le fond du fleuve à la recherche du métal jaune. «Les effets de cette technique d’orpaillage sont très néfastes pour la santé et la nature, explique Yvan. Les poissons du fleuve se retrouvent contaminés par le mercure rejeté. Ces derniers intoxiquent à leur tour leurs prédateurs et ainsi le produit se propage dans tout l’écosystème». Ce processus de bioaccumulation généré par la présence de l’élément chimique dans le lit du cours d’eau, dérègle toute la chaîne alimentaire.
Sur la rive, on devine le feu qui leur a servi de poêle pour leur repas. Le seul de la journée. A côté, une casserole rouillée traîne. La visite d’Yvan leur permettra de rester quelques jours de plus dans ce campement de fortune, sans rentrer au village retrouver femmes et enfants. Le poids du labeur conjugué à cet environnement humide rend les rhumatismes fréquents.
Dans cette partie de l’Amazonie, la fièvre de l’or est vive. Entre Guanay et Mayaya, villages situés à 4 heures de pirogue l’un de l’autre, de nombreux campements sont implantés le long du cours d’eau. Mais point de route ni de chemins pour y accéder. Seule la voie fluviale permet de les rejoindre. Etre propriétaire d’un canot est signe de richesse et permet de gagner sa vie correctement sans s’abîmer la santé. C’est pourquoi Ricardo, ancien orpailleur, a investi toutes ses économies dans l’achat d’une pirogue. Une pirogue dans laquelle Yvan voyage pour rentrer chez lui, entassé avec d’autres passagers au milieu de bananes, de noix de coco, de caisses de poissons, de poules et de fagots en tout genre. Régulièrement, Ricardo livre, aux «prisonniers» du fleuve, des vivres supplémentaires, que les familles transmettent pour aider leurs proches à endurer la difficile besogne. Il en profite également pour leur apporter quelques nouvelles.
«Je suis un petit peu leur marchand de rêve», raconte Ricardo. A certains endroits cependant, il n’est pas rare de tomber sur des familles entières qui, n’ayant voulu se séparer, vivent ensemble sur les rives du Rio Kaka. Le rôle de chacun est alors bien défini. «Le mari, dans l’eau, allège le travail de la drague, explique Ricardo. Les jeunes garçons restent sur la rive, au sec, et filtrent les particules extraites à l’aide de leur assiette, avec l’espoir d’y découvrir un peu d’or. Lorsqu’ils sont assez grands, vers l’âge de 9 ans, ils épaulent leur père dans sa tâche pénible et usante physiquement. Quant aux femmes, elles s’occupent du campement et entretiennent le feu». Une vie rythmée par l’espoir de trouver de l’or jaune. Une vie sortie tout droit d’un roman de Jack London.
Mais le jeune barreur n’est pas le seul à sillonner le fleuve. Au détour d’un bras, il n’est pas rare de voir surgir de l’épaisse végétation de la rive une pirogue chargée de poissons frais ou de grappes de bananes gigantesques. S’organise alors un marché flottant informel. Ricardo repart avec quelques dizaines de kilos supplémentaires, jonglant avec les lois de la pesanteur pour maintenir sa flotte en équilibre jusqu’à l’étape suivante. Cette économie parallèle profite à tous les habitants du fleuve. «Sans son existence, la vie serait impossible et beaucoup de personnes se retrouveraient isolées», témoigne Yvan.
La « Comunidad del Carmen »
Le jeune mineur ne rentre jamais les mains vides à « la Comunidad del Carmen ». Il revient à chaque fois avec du riz, du shampoing, de la bière,… Des produits inaccessibles et appréciables pour la communauté qui vit quasiment en autarcie au beau milieu de la jungle.
La vie s’organise autour de la place principale où siège l’école, le seul bâtiment en dur. Nous sommes à quelques jours de la fête de l’Indépendance du 6 août. Devant l’établissement, les élèves répètent avec application le défilé pour la célébration, sous l’oeil consciencieux de l’instituteur. Chaque enfant déguisé représente une région de Bolivie. Parmi eux, un garçon s’avance, menottes aux poignets, et récite son discours. Il symbolise la région de l’Atacama, territoire convoité pour sa richesse en salpêtre et cédé au Chili lors de la Guerre du Pacifique (1879-1884). Un épisode tragique de l’Histoire de la Bolivie puisqu’elle perdit tout accès à la mer.
«La plaie de cette défaite n’est toujours pas cicatrisée, explique Yvan avec amertume. Le Chili s’est accaparé une région qui nous appartient et nous n’avons plus, depuis, de débouché sur l’océan. C’est une des raisons pour laquelle la Bolivie est dans un état de léthargie économique. Le jour où nous récupèrerons nos terres et notre voie d’accès sur le Pacifique, notre pays se relèvera économiquement…». Dès leur plus jeune âge, on inculque aux enfants ce sentiment d’injustice, qui envahit au plus profond, l’âme de chaque Bolivien depuis plus d’un siècle…
Chasse et pêche
Dans le village d’Yvan, toutes les maisons sont faites de planches de bois et de toits de chaume. Elles se composent d’une grande pièce unique au sein de laquelle cohabitent les membres de la famille, toutes générations confondues. Il n’est pas rare d’avoir plus de sept personnes sous le même toit. La cuisine est installée à l’extérieur. Sous une bâche, un feu reste allumé toute la journée et sert à préparer le repas qui se compose essentiellement de soupe de pommes de terre et de viande de tapir. Ce dernier, mammifère tropical au museau allongé en trompe, est également convoité pour son cuir très épais et ses vertus médicinales. Pour subvenir à ses besoins, la communauté vit de chasse, de pêche, et de cueillette. «Une fois par semaine, je pars chasser le tapir à la tombée de la nuit. C’est un animal nocturne difficile à attraper. Il est très méfiant, raconte Don Pedro, le cousin d’Yvan. De temps en temps, je vais aussi pêcher le piranha. Il y a un étang qui regorge de ce petit poisson carnivore très charnu, à quelques kilomètres dans la forêt. Mais la journée, je reste au bord du fleuve pour essayer de récolter quelques pépites d’or. Cela me permet de pouvoir aller régulièrement à Mayaya pour réapprovisionner la famille, reconnaît-t-il. En ce moment, nous sommes en train de défricher le terrain juste derrière la maison. Nous allons y cultiver des pommes de terre et du riz ». A côté du futur potager reposent deux énormes cuves à ciel ouvert qui attendent les prochaines précipitations pour se remplir. La saison des pluies n’ayant lieu que dans quelques mois, la seule source provient du fleuve. Mais, l’eau récoltée est mélangée au mercure rejeté en grosse quantité par les dragues des nombreux campements de chercheurs d’or situés en amont. Avec des effets sur la santé et l’environnement extrêmement nocifs : «Au bord du fleuve, on vit rarement plus de 60 ans, rapporte Yvan, et il y a de moins en moins d’animaux. Il faut se battre tous les jours pour survivre…»