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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Arnaud DRION – Conte de vie africaine

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L’Afrique, ses couleurs, ses odeurs, sa chaleur, sa musique, sa misère, mais aussi toute la richesse de personnes emplies de joie de vivre. Immersion au sein d’une famille sénégalaise au quotidien à la fois simple et difficile.

À la nuit tombée, l’activité de la ville bat son plein. Les gens circulent partout dans Ziguinchor, les vélos et les mobylettes pullulent, les phares des taxis jaunes et noirs balayent sans cesse la chaussée déformée. Sur le trottoir, les vieux transports en commun Mercedes à la tôle bosselée attendent que le chargement le plus ahurissant soit atteint, pour finalement partir dans un vrombissement de tonnerre, crachant une énorme fumée noire. Yancuba, alias Bugulthiow est impatient de nous présenter sa famille. Un bonnet enfoncé sur ses dreadlocks, il n’a cessé de chanter tout au long du trajet. Excité au possible, il nous ordonne de tourner sur la gauche. Le goudron fait place à une large rue en sable, sombre, aux allures de terrain vague. Les dédales sablonneux des quartiers résidentiels ouvrent leurs portes. Les murs beiges se fondent avec le sol que les racines de manguiers soulèvent, accentuant l’aspect anarchique des ruelles.

Nous garons notre véhicule entre deux clôtures constituées de tôles rouillées et de draps déchirés. Dans la cour mal éclairée en contrebas, les mamas se reposent sur des paillasses. Les bassines et les ustensiles de cuisine sont posés sur les toits pour la nuit. Un peu plus loin, un petit groupe de jeunes boit le thé à la lumière des braises. C’est d’abord avec étonnement qu’ils voient arriver un couple de Toubabs (appellation attribuée aux blancs), et finalement l’accueil est plus que chaleureux. L’ambiance feutrée de cet univers inconnu est rompue par les salutations à notre arrivée. À l’africaine, celles-ci durent quelques minutes. Les mamas piaillent en mandingue, s’agitant sous leurs boubous multicolores.Drion2

Le lendemain, l’endroit prend une tout autre dimension sous un soleil de plomb. Les bas-fonds de Ziguinchor se transforment en lieu de vie coloré. Les femmes font des allers-retours avec toutes sortes de récipients sur la tête, défiant les lois de l’équilibre. Les gosses courent partout, traînant pieds nus dans les rues. Les grands arbres illuminent ce quartier de sable de leurs feuillages verdoyants. Les places sont envahies par de jeunes footballeurs criards, arborant fièrement les maillots de leurs équipes préférées. Voitures et mobylettes klaxonnent à tout va pour traverser ces terrains de jeu improvisés.

Les animaux aussi tiennent leur rôle et animent le quartier. Les moutons et les chèvres bêlent à tour de rôle sous l’œil somnolant de chiens miteux, redoutables gardiens dont le territoire est calqué sur le cadastre de la ville. Les cochons, heureux que la majorité des habitants soient musulmans, farfouillent gaîment dans les tas d’ordures. Le petit détail, d’énormes cafards tapis au fond d’un trou assument la fonction de chasse d’eau naturelle des toilettes communes.
Véritable ruche en effervescence

En ce mois d’avril, la nature est généreuse : c’est la saison des mangues. Les enfants se précipitent dès que l’une d’elles touche le sol, venant nous en offrir à l’occasion, un grand sourire en travers de leur petite bouille timide. Le festin ne cesse de la journée tellement il en tombe à profusion. Gare à ne pas s’en prendre une sur la tête ! La nuit, lorsque la ville est plongée dans le calme, on peut les entendre fracasser les toits en tôle avec violence.

Au milieu de cette agitation, Yancuba et ses frères discutent paisiblement à l’ombre d’un manguier, thé traditionnel à l’appui. Véritable passe-temps africain, ils ne se lassent jamais de le préparer. Pendant ce temps, d’autres adolescents plus sérieux sont à l’école.

Dans la cour familiale, les femmes tamisent du mil dans de grands récipients en inox. L’une d’elles se met en tête de nous apprendre le dialecte mandingue. De temps en temps, un gamin fait retentir sa sirène de mécontentement, mais cela ne dure jamais longtemps, personne n’y prêtant attention. Ici les enfants sont élevés à la dure. Dès leur plus jeune âge, ils sont trimbalés dans le dos toute la journée, manipulés avec une grande dextérité, mais sans chichis. Résultat, ils tiennent leur tête et marchent beaucoup plus tôt que les enfants occidentaux. Dès l’âge de cinq ou six ans, on peut les voir traîner dans la rue en bandes, telles des nuées de moustiques, disparaissant aussi vite qu’ils sont venus lorsqu’un vieux prend une baguette pour les réprimander. Leurs petits yeux curieux ne cessent de nous dévisager. «Toubab ! Toubab !» crient-ils amicalement. Puis, une fois leur peureuse timidité disparue, les voilà qui lancent tous en même temps «Comment tu t’appelles ?».

Les petites filles, elles, sont le plus souvent réquisitionnées pour quelques tâches ménagères. Ces dernières n’ont pas intérêt de vouloir se dérober aux corvées car dans ce cas, les coups tombent sur les enfants têtus. Binta est une petite espiègle de dix ans, toujours guillerette, mais forte tête. Après une sévère remontrance du genre, nous ne l’avons pas vu pendant deux jours. À son retour, la pauvrette était devenue plus docile et plus calme.

Cependant, tous ces travaux sont généralement tournés en jeu. Telles de vraies petites mamas, elles s’entraînent à être grandes. Portant leurs petits frères noués par un linge dans le dos, récurant des montagnes de vaisselle, nettoyant la cour, elles le font toujours avec le sourire, se chamaillant sans jamais de débordement. Spontanément, elles viennent toutes nous aider à tirer l’eau du puit, ou encore à faire notre lessive, égayant les journées de leur bonne humeur.

«En Afrique, explique Bugulthiow, les enfants sont ton avenir. Plus tu les fais jeune, et plus ton avenir est assuré.» Effectivement, c’est toujours le père ou le fils aîné qui doit assumer la nombreuse famille. À côté de lui, Cheick, calme et réfléchi, ajoute «ce n’est pas dur d’élever des enfants en Afrique, tant que tu as du riz pour les nourrir… ». Heureusement, lorsque les deux bouts ne sont pas joignables, la solidarité africaine intervient. Alors qu’en Europe, les parents divorcés se battent à coup de justice pour ne pas verser de pension alimentaire, «ici, personne ne laissera sa famille mourir de faim» plaide ce dernier. Comme pour appuyer ce dire, à chaque fois que nous passons devant un groupe en train de manger, ces derniers insistent pour que nous partagions leur repas. Ils se vexent lorsque nous déclinons leur offre, si bien que nous finissons par accepter.

Comme il n’y a pas de travail et que la fonction d’homme de la famille est dure à tenir, beaucoup sont prêts à tenter l’aventure. Après s’être fait racketter par les passeurs, ils partent à trois cent cinquante dans une pirogue, pendant sept jours en mer, afin de rejoindre les îles Canaries dans l’espoir d’atterrir en Espagne pour y travailler. Nombreux sont ceux qui n’auront pas cette chance. Certains s’éteignent au cours du voyage, quand ce n’est pas la pirogue qui se renverse. D’autres se font immédiatement rapatrier, et même après avoir vécu ces horreurs, quelques-uns seraient prêts à retenter l’aventure. Ce genre de témoignage est récurrent au Sénégal.
Une existence au rythme de la musique

Le samedi est jour de fête. Aussi nous passons la soirée à danser en compagnie de Bugulthiow, Mariama et Acetou. Les filles ne peuvent s’empêcher de ragoter. La discussion dérive sur les comportements d’adolescentes un peu trop frivoles, qui peuvent avoir de lourdes conséquences. Les enfants étant livrés très tôt à eux-mêmes, il arrive fréquemment que des jeunes filles consentantes ou non, se retrouvent mères à l’âge de treize ans. Le père, beaucoup plus âgé ou marié, refuse de se reconnaître en tant que tel.

À l’inverse, lors de fêtes traditionnelles, les femmes les plus timides arrivent au milieu du cercle et dansent, remuent leur corps comme jamais, fusionnent avec les percussions. Déhanchements ahurissants, énergie fulgurante, finissant par des rires et une claque sur les fesses, elles retournent dans les rangs. Toute connotation obscène ou sexuelle est écartée de la danse. Ces gens ont le rythme dans la peau, et nous en avons la confirmation lorsque sur la piste, nous sommes deux blancs raides comme des piquets au milieu de danseurs invétérés. Les enfants eux aussi ressentent instinctivement la musique. Dans ces fêtes ou lorsque le reggae retentit dans la cour familiale, ces gais lurons hauts comme trois pommes se mettent à danser, presque machinalement, perfectionnant les pas copiés sur leurs aînés.

Même les mamas, qui d’ordinaire marchent de manière nonchalante en se dandinant, se sont mises à danser et chanter lors de notre départ. Tous les enfants se trémoussaient en tapant dans leurs mains, sur le chant le plus émouvant que nous n’ayons jamais entendu. Nous peinons à retenir nos larmes à l’idée de les quitter, eux, leur simplicité, leur sens du partage et leur gaieté que la musique tient debout. Au fond de nous, un ordre sourd nous pousse à reprendre la route, l’Afrique a tant à nous apprendre.