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Claire Deville – Dernier tango à Bruxelles

Dernier tango à Bruxelles (Dessins de Cathy Beauvallet)

Dernier tango à Bruxelles (Dessins de Cathy Beauvallet)

Minuit.«Franchement, Istanbul, c’est pas terrible, les milongas sont nulles», me confie Pépé, une bouteille de bière à la main. Pépé a le cheveu en pétard et l’œil malicieux malgré son entêtement à s’avachir dans des tee-shirts mous et des canapés. On est à la Nouvelle Argonne, haut lieu des nuits du tango bruxellois : décor de brocante et vieux lustres déglingués, l’endroit a le charme magnétique des heures qui passent inaperçues. La piste est bondée, le bal bat son plein. Robe noire fendue ou jean et tee-shirt à fleurs, dos très nus, trop de parfum, chacun son chic. Ça circule mal, avec des jambes dans tous les sens : dans le jargon, on appelle ça des ventilateurs.

On attend que ça se libère un peu en buvant des bières au bar – lui parce qu’il est snob, moi, parce que je ne vois pas avec qui danser pour l’instant. On garde toujours un œil sur tout le monde : qui danse avec qui, et combien de fois. Si je danse avec untel là-bas, ça pourra me faire danser avec untel ensuite ici : stratégie oblige, on travaille sa côte en fonction de la hiérarchie des bons danseurs. «Enfin, pour les filles, c’est super, les mecs invitent tout le temps, continue Pépé. Mais pour moi… – Ouais, mais la ville est belle non ? – Ah ouais, la ville est super.» Istanbul, c’est la deuxième Mecque du tango, forcément un des sujets de discussion quand on a épuisé nos souvenirs religieux de Buenos Aires. Il faut les aborder l’air de rien, de préférence sous le regard envieux et admiratif de ceux qui n’y sont pas allés. Nous, les initiés, regard entendu.

Une heure.«Vous parlez de quoi ? – De son cul. – Elle vient d’où ? – De Paris. – Ah, et on la connaît ?» Répondant à un cabeceo, signe de tête discret faisant ici office d’invitation, je quitte l’absence de conversation pour aller danser. Des bras que je ne connais pas, et dans mon abrazo, le sacro-saint enlacement du tango, je tiens cet homme comme si je l’avais aimé toute ma vie. Conseil d’un vieil Argentin édenté qui passait son temps à bouffer des Tic-Tac en m’apprenant l’essence de son art. Je pense à Miguel, surnommé par les filles à son insu «l’Abrazo orgasmique».

Quand on danse, on ne parle pas. On travaille des heures et des heures sa technique, répétant à l’infini dans son salon la délicatesse d’un pas, la souplesse d’un autre, pour réapprendre à marcher. C’est à ses pieds, et par métonymie à ses chaussures, qu’on reconnaît une bonne danseuse. Fondre dans les bras d’inconnus à qui on n’a rien à raconter, et dont on ne veut surtout pas connaître le nom. Rien n’existe hors du temps arrêté des nuits. Ce n’est pas qu’on aime ça, c’est qu’on ne peut pas faire autrement. On a tous le même rapport trouble à la séduction, mais on n’en parle surtout pas. Dans le petit cercle des freaks du tango, l’addiction, c’est la normalité.

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Deux heures.«Oh, j’adoooooore cette chanson», glapit une grande frisée. Un classique bien tenté, sans succès : personne ne l’invite. C’est une frustration dans laquelle on apprend à rester digne : rester assise pendant son morceau préféré. Attendre… je n’avais pas pris toute la mesure du sens de ce mot. Pour les filles, c’est un des cinq piliers fondateurs de la cruauté du tango. De préférence avec le sourire, sans laisser paraître le terrible pincement de son cœur. Jolie et apprêtée, polie sur sa chaise. Attendre sans avoir l’air d’attendre : tout un art. Le manque crée le désir, à ce qu’il paraît.

Rien d’intéressant, je vais fumer sur la mezzanine. «Nan mais qu’elle lui mette un doigt dans le cul de suite ? T’as vu comme elle s’accroche à lui à la fin de la musique. – Elle a vachement progressé. – Putain, la musique est pourrie, c’est quoi ce DJ. – T’es chiant Marlon, tu râles tout le temps. – T’as déjà dansé avec Paul ? Franchement tu t’en remets pas c’est gé-nial.»

Comme dans tous les microcosmes, les bienveillances sont rares. On s’accroche à ces gens-là comme s’ils étaient nos proches, on se reconnaît, on reste ensemble, amis pour la vie. En pathétique façade, c’est la boum, version adulte, et tous les soirs. Mais quand on danse vraiment, quand on ferme les yeux pour ne plus savoir où on est, qu’on éprouve ce luxe ultime de ne plus penser ; quand on touche à ce sublime-là, ce débordement de tendresse qui traverse tout le corps, ce baume qui répare tout et qui donne envie de pleurer en même temps… Comment fait-on pour s’arrêter ?

Trois heures.J’embrasse Antonia au bar : un ange perdu au milieu de ce bordel. La douceur fracassée de son regard pourrait émouvoir une table. Parfois je voudrais connaître les pas des hommes, pouvoir guider, essayer l’autre côté. La piste est plus clairsemée, le parquet bon ce soir, je veux danser avant d’être trop saoule. Esteban, mon danseur, mon gitan, vient de lâcher Mariana, je tente d’attraper son regard pour les valses. Des grands yeux noirs d’Andalou et pour principal mérite d’être aussi foireux qu’il en a l’air. «Tu me plais, toi. – Tu te tiens bizarrement non ? – Pourquoi tu dis ça ? – Non mais comme ça, c’est tout. – Attends, tu crois que c’est le moment, là ? – C’est la version de Di Sarli ça, non ? – Tu rentres chez moi après ? – Non.» Avec lui tout va trop vite. Mais après tout, on danse comme on est.

Quatre heures. Fini le temps de la dignité, dehors l’imaginaire glamour du tango. Je n’ai plus de maquillage à l’œil droit à force de suer la tête contre celle de quelqu’un, le gauche reste plâtré ; j’ai l’air glorieux d’une demi-bagnole volée. Fini les bonbons à la menthe entre les cavaliers, fini de remettre sa jupe entre les morceaux, et j’ai bazardé mes chaussures python et paillettes pour des vieilles baskets. Finies les conversations civilisées et surtout fini de sentir le frais. «Je gère», résume Pépé le bras autour d’une jeune bringue qui glousse. «Ma toute belle, comment tu vas ?» Je saute dans les bras de Théo, sous l’œil torve du petit Espagnol. «Ça va et toi ? – Ouais, ouais, ça va. – Tu veux parler ? – Non, je vais danser.» On met un peu trop longtemps à se lâcher. Il a un chagrin d’amour. La faille aussi, c’est la normalité.

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Cinq heures. Un chanteur mort hulule dans la sono : «Une profonde agonie / Me fait comprendre / Se retrouver seul / Est une horreur…» C’est l’heure des derniers, des vrais ou des foutus sans autre chose à faire que de se la jouer à la vie à la mort sur la piste. On continue à tourner en rond au son de paroles épouvantablement tristes, catharsis de nos propres vies défoncées comme nos pieds. Simple, efficace. Nos cœurs se serrent, à fleur de peau.

Une fille me disait un jour que les gens qui ne dansent pas le tango ne peuvent pas comprendre la souffrance du dernier tango. C’est traditionnellement toujours la Cumparsita et à ses premières notes, le même vague traverse toutes les âmes. Le déchirement de n’en avoir pas eu assez, de ne pas pouvoir s’arrêter, de courir toujours après une sensation trop rare ou imparfaite, le premier flash ou le shoot ultime, la tanda idéale, l’instant de suspension puis l’envol qui effacerait tout le reste – et comme toujours le reste n’est jamais très beau à voir.

«D’abord, il faut savoir souffrir / Après aimer, après partir / Et à la fin avancer sans penser / Et après / Mais qu’importe après.»

Avancer sans penser : au fond, c’est peut-être ça, le tango. Parce qu’on sait qu’après, on est toujours tout seul.

Claire DEVILLE