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Aude ROUAUX – Sous les eaux du lac Nasser coule la Nubie

Photos: CC Dale GILLARD

Photos: CC Dale GILLARD


Entre la frontière soudanaise et Assouan, les Nubiens ont vu le lac Nasser engloutir leurs villages de pêcheurs et les vestiges de leur ancien royaume. À Silsila, terre d’accueil de ces «immigrés de l’intérieur», quatre décennies n’ont pas apaisé les brûlures de l’humiliation et de la nostalgie.

Dans un grincement de poulie, le sandal accoste doucement le long de la berge limoneuse. Jouxtant l’embarcadère, des tapis roux et brun-rouge de dattes, étalés sous les arbres, confisent au soleil. Affalés dans des barques en bois qui manquent de chavirer à chaque mouvement, les pêcheurs tapent l’eau du Nil munis de longs bâtons pour attirer les poissons vers les nasses. Dix heures. L’heure de pointe pour Mustapha. Quatre-vingts printemps bien sonnés, l’aîné du village a des rhumatismes, le dos cassé d’avoir soulevé la terre toute sa vie. Drapé dans une galabieh bleu sale, il se lève pourtant fièrement sur ses deux jambes. «Toïlettes, toïlettes, toïlettes, toïlettes» s’époumone le patriarche, vantant ainsi ses lieux d’aisance «nouvelle génération», «à la turque, comme on dit chez vous». Son métier d’homme-pipi, il en rit de ses trois dents jaunes, vestiges « qu’a bien voulu lui laisser Allah ». La horde de touristes accoste. Direction le village, Silsila. Perché sur un sillon terreux, entre Edfou et Kom Ombo, deux cent cinquante personnes vivent ici au rythme des récoltes et des journées de pêche. Des champs, des friches, et une petite mosquée bordent les maisons colorées, serrées, parfois insalubres. Le Caire, mégalopole de l’Afrique, semble si loin. Seuls les portraits flatteurs du vieux dictateur octogénaire Hosni Moubarak, placardés sur les poteaux électriques, laissent à penser que nous sommes en Egypte.
Au lieu de la terre promise, des cubes de béton

«En Nubie », précise Mustapha. Assis sur des nattes à l’ombre d’un dattier, mâchant du qat, Abdallah et Hassan reprennent en chœur. «Nous ne sommes pas Egyptiens, nous sommes des Africains de Nubie». Quatre décennies n’ont pas apaisé la brûlure de l’humiliation. Celle d’un peuple, installé en Haute-Egypte, à la frontière avec le Soudan, qui a vu, en 1963, les eaux du lac Nasser engloutir ses villages de pêcheurs et les richesses de son ancien royaume. «Je fais partie des cent mille Nubiens qui ont été déplacés à cette époque, raconte Hassan. J’ai travaillé sur les chantiers de l’Unesco pour sauvegarder le temple d’Abou Simbel, menacé par la montée des eaux ». La construction du haut barrage a inondé 41 villages. Relogée à la va-vite au nord d’Assouan, dans la région baptisée New Nubia, chaque famille a reçu en compensation un lopin de terre et une rente mensuelle de 15 à 20 livres (soit 5 €). «Le gouvernement de Nasser nous a promis une vie meilleure : habitations neuves, eau courante, électricité, alors on est parti confiants, avec paniers, fenêtres et portes en bois. Nous avons débarqué à six familles à Silsila. Les gens du village ont été accueillants, on n’a pas eu à se plaindre. Remarquez ici aussi ce sont des Nubiens, mais des Nubiens du Nord, leur couleur de peau est plus proche de celle de Moubarak que de la mienne!»

Mustapha, Abdallah et Hassan pleurent néanmoins leur paradis perdu. «Je suis nostalgique de ma terre. Ici, j’ai l’impression d’être comme un immigré, un immigré de l’intérieur», s’exclame Abdallah. Fini les maisons de torchis ventilées et élevées au gré des méandres du Nil. Désormais les «immigrés» de Silsila vivent dans des cubes de béton coiffés de tôle ondulée, où, l’été, la chaleur est étouffante. Alors, pour recréer un peu l’ambiance de « là-bas », certains ont repeint sur leurs maisons des motifs animaliers, et un bateau voire un avion lorsque le chef de famille s’est rendu en pèlerinage à la Mecque. Une famille, obstinée ou solitaire, est retournée, il y a quinze ans, à ses frais, sur le lac Nasser. Installée sur un îlot minuscule, au-dessus de la terre de leurs ancêtres, elle essaye de survivre avec une palme pour toit, une ou deux poules et une barque. À Silsila, la vie est plus facile.
«On a laissé derrière nous nos vies»

Un fantôme noir marche sur le chemin ocre et poussiéreux qui constitue l’artère principale du village. Un cahot, des sabots sur le sable. Une charrette passe. Rênes en main, guidant son âne, un gosse rieur mâchonne une datte. Assise à l’arrière, secouée par le cahin-caha des roues, Hamida a le voile qui glisse. Elle donne l’ordre de s’arrêter. Le visage fripé comme une vieille pomme roussie, Hamida est l’épicière du village. Installée à l’ombre de la mosquée, la vitrine de son commerce est crasseuse. Au fond, un vieux frigo réparé à l’adhésif tente de maintenir au frais les yaourts. À cette heure-ci, tout le monde est aux champs. Alors pour passer le temps, Hamida bavarde. Sur tout, sur rien, surtout sur le passé. Hamida est née sur l’île de Ma’Mariya, en Nubie, il y a plus d’un demi-siècle. Pour autant qu’elle s’en souvienne, son père et son grand-père y cultivaient déjà leur lopin aux temps où l’île jouait à cache-cache avec les crues du Nil, avant la construction du premier barrage d’Assouan en 1908. «On vivait heureux sur notre terre. Et puis un jour, on a débarqué à Silsila sur des carrioles, accompagnés par des policiers. Comme des voleurs. On a eu le temps de prendre trois affaires et on est parti. On a laissé derrière nous nos vies». Pour garder les traditions de ses ancêtres, sa maison est enduite d’un plâtre bleu ciel, la couleur de la Nubie. Le sol est balayé du seuil vers l’intérieur, une coutume des pêcheurs nubiens avant de partir en mer qui pouvaient ainsi savoir si des intrus étaient entrés dans leurs maisons en leur absence. Hamida n’a aucun souvenir de la rente mensuelle de dédommagement promise par le gouvernement. Avec son mari, immigré lui aussi, elle a reconstruit sa vie à la force du poignet. «Inch’Allah», un de ses sept fils a fait «de l’argent » dans le tourisme à Assouan et lui a acheté son petit commerce. Hamida n’a plus de rancœur, seule la nostalgie reste.
Un musée, hommage tardif aux sacrifices « consentis »

Son cadet Ali, lui, n’oublie rien. Jeune, quatre enfants déjà, Ali est chauffeur de taxi à Darwan, la ville voisine. Le soir, après sa journée de travail, il rentre au village où il a installé sa famille. À bord de sa R12 défoncée, Ali à la conduite napolitaine, nerveuse, slalomant entre les nids de poule et les ânes dans les ruelles de Silsila. «L’Etat ne s’est jamais penché sur notre sort. On s’est débrouillé seul pour pouvoir habiter sur cette terre. Le gouvernement, on en entend juste parler lors des élections, lorsque les candidats du PND (le parti national démocratique, organe officiel du président Moubarak) viennent déposer leurs affiches». Et il évoque, un œil dans le rétroviseur, le village où il aurait voulu naître, la terre de ses parents, celle qu’il ne pourra jamais fouler. En Nubie, toute sa famille était regroupée dans un même hameau. Lors de la réinstallation, les autorités n’ont pas respecté l’unité parentale. «Ils ont mélangé les gens comme de la salade». Nasser, Sadate, Moubarak, chaque autocrate en prend pour son grade. «Aucun d’eux ne nous a considérés. Regardez, au Soudan, les Nubiens sont intégrés à la vie politique, certains dirigent le pays. En Egypte, nous sommes des portiers, des majordomes, des chauffeurs, des cuisiniers». Ali s’énerve. La boîte de vitesse de sa R12 grince sous ses coups. «On a perdu notre identité, et tout ce qu’ils ont fait, c’est nous construire un musée. C’est leur musée, l’argent des touristes, c’est à eux qu’il revient», commente-t-il. Hommage discret et tardif aux sacrifices « consentis » par le peuple nubien, le raïs Hosni a inauguré, en 1997, un musée nubien à Assouan. Mais les traditions musicales nubiennes, portées par des musiciens comme Hamza Al-Din ou Ali Assan Kuban, sont aujourd’hui plus faciles à entendre en Europe ou aux Etats-Unis qu’en Egypte.

À Assouan, les immigrés de la première et de la deuxième génération se retrouvent dans une association où chaque village a un interlocuteur. Ali, le «conducteur fou» comme le surnomment ses amis, représente Silsila. Ensemble, ils se rejoignent pour évoquer le passé, chanter, danser. Les Nubiens ont une culture orale. Une culture encore à flot.