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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Ségolène Davin – Parmi la jeunesse iranienne

Accueil perturbant par une famille d’Ispahan où deux sœurs voilées conjuguent coquetterie et religion, modernité et enfermement. Deuxième prix du concours Libération-Apaj 2015 dans la catégorie texte.

Parmi la jeunesse iranienne Beshef / Flickr

Parmi la jeunesse iranienne Beshef / Flickr

Dans le meuble à chaussures devant la porte, comme s’il m’attendait, un emplacement, un seul, était encore libre, et attira naturellement ma paire de tennis défoncées auprès d’une rangée de baskets très à la mode à peine usées, me faisant vraiment passer pour une vagabonde miséreuse.

Sanaz me tendit alors des pantoufles. Elle chuchota un You are now part of the family. Welcome home!, et m’invita à rentrer silencieusement dans l’appartement encore endormi.

Il était 6h30, et c’étaient mes premiers pas dans l’intimité moquettée d’une famille d’Ispahan.

Curieuse de découvrir la vie des jeunes d’ici, j’étais émue de pouvoir approcher une jeune fille de mon âge chez elle, afin de dépasser ce que je pouvais découvrir des Iraniens dehors, c’est-à-dire pas grand chose. Et de fait, j’allais vivre les plus grands moments de mon séjour sur ces tapis, que Sanaz partageait avec sa sœur et ses parents.

Cette première discussion d’abord, assises en tailleur au milieu du salon pour faire connaissance – nous avions simplement été mises en relation par un ami commun. Si je m’attendais à ce qu’elle me déballe sa vie si rapidement ! Son mariage malheureux et son divorce express à 25 ans, son opération esthétique du nez qui avait dopé sa confiance en elle (le nez n’est-il pas tout ce qui dépasse du visage une fois voilée ?), ses kilos en trop assumés (sa passion pour les pâtisseries n’étant pas négociable)… J’étais sensée être « la voyageuse », et il me semblait avoir si peu vécu soudain. Je me prenais une énorme baffe : c’était elle la jeunesse, et c’était elle l’iranienne, et moi la plus pudique et traditionnelle des deux (je n’avais d’ailleurs pas encore osé retirer mon voile, alors qu’elle arborait une broussaille de cheveux sombres, avec une ostentatoire mèche blonde sur le côté).

Cette sieste ensuite, allongée dans l’un des lits jumeaux de la chambre qu’elle partageait avec sa sœur, en dessous d’un poster de Hunger Games. Et ce réveil peu après dans un concert de voix étouffées, celles de Sanaz, de sa sœur, et de deux amies à elle venues m’examiner comme un précieux échantillon d’Occident. Ces yeux curieux rivés sur moi, prêts à me poser une multitude de questions au premier signe de réveil: était-ce vrai que j’avais le droit de faire l’amour avant le mariage ? est-ce que je vivais seule dans un appartement ? mes parents étaient d’accord avec ça ? pourquoi je ne me maquillais pas ?… En répondant, je réalisais ma chance, tout en me remettant en question : et si je sous-exploitais toutes ces potentielles libertés que ma jeunesse française m’offrait ? Je m’interrogeais.

Ces préparatifs interminables pour sortir, qu’on aille chercher du pain ou à la tea-house: maquillage avec tutoriaux Youtube à l’appui, épilation au fil, vernis, choix scrupuleux des vêtements (les plus moulants possibles, et laissant bien voir le tatouage « free as a bird »), puis du manteau qui devra camoufler l’ensemble avec style. Leur coquetterie m’épatait, elle dépassait de loin celle de toutes mes amies. Et au milieu des préparatifs, Sanaz s’interrompant soudain, enfilant une burqa sur son legging panthère, pour prier un instant, le front sur sa pierre ronde, au milieu des flacons de vernis et des vêtements. Incompatibles, religion et coquetterie ? Encore une fois, je tentais de sortir d’un tenace carcan de préjugés. Familiaux ? Judéo-chrétiens ? Français ? Je ne savais plus.

Bientôt leur mère m’adopta aussi, et j’eus des conversations autour du narguilé avec elles, dans une compétition tacite de cercles de fumée, le verre de chaï et un dictionnaire bilingue à portée de genoux. Cette fois par exemple où elles me sortirent un Coran pour me montrer la sourate sur le divorce, m’expliquant en quoi le divorce de Sanaz ne posait pas de problème selon la sharia. Cette autre fois où elles essayaient de me convaincre qu’il n’y avait pas grand chose à voir à Ispahan – que le bazar par exemple était un lieu mal famé avec très peu d’intérêt, mais que Sanaz pourrait m’emmener dans leur mall préféré, où je pourrais acheter les meilleures marques et payer par carte bleue, tout en profitant de la climatisation.

Ma confusion grandissait. J’étais beaucoup plus proche culturellement de ces filles que je n’imaginais, et pourtant leur enthousiasme débordant pour toujours plus de modernité ne collait pas avec ma quête de sens et d’authenticité. Les esprits de ces femmes étaient apparemment libres,

modernes, mais ils l’étaient à l’intérieur, dans la sphère confinée de ces murs et de ces tapis. En France, la liberté ne passe-t-elle pas par pouvoir exister dans l’espace public ? Peut-on vraiment profiter de sa jeunesse en restant chez soi, dans un appartement confortable, mi giron mi prison ?

Je restais volontairement plus longtemps que prévu chez elles afin de répondre à cette question. J’espérais pouvoir voir ainsi le quotidien s’installer, l’effet excitant de la découverte de l’autre se dissoudre, et voir la réalité de ces jeunes iraniennes d’un peu plus près – dévoilée.

Vivant chez leurs parents, les deux sœurs ne pratiquaient leur métier – l’artisanat pour l’une et le stylisme pour l’autre- qu’à l’occasion, sans pression financière. Aux heures les plus chaudes de la journée, nous avons donc passé de plus en plus de temps à ne rien faire. J’aimais observer cette léthargie s’installer, dans laquelle elles oubliaient peu à peu ma présence. Étalées sur les lits ou le sol de la chambre, Benaz peignait, absente, tandis que Sanaz, les jambes le long du mur, ne quittait pas son smartphone des yeux : vidéos drôles à plusieurs millions de vues, Candy Crush, tchat avec des ami(e)s qui, de l’autre côté d’Ispahan, était sans doute dans la même posture qu’elle, sur des tapis similaires…

A quoi peut bien rêver cette jeunesse iranienne, me demandé-je en les regardant? – Je regardais le smartphone, le poster de Hunger Games, la mèche blonde, le tatouage free as a bird… D’une apparente impressionnante modernité, je réalisai progressivement que mes hôtes vivaient une grande partie de leur jeunesse par procuration. Tel film international piraté, telle vidéo comique de l’autre bout du monde partagée, tel tatouage fait à l’insu des parents, tel acharnement à apprendre l’anglais étaient autant de gestes pour se rapprocher d’une réalité lointaine, extérieure, fantasmée. À Ispahan, dans cette maison, le désir de modernité semblait l’emporter sur la vie vécue.

Alors tout est pour de faux, alors on peut vivre dans le giron familial sans travailler, puisque dehors, rien n’est fait pour nous, puisque dehors, à la porte de la maison, la liberté s’arrête.

Le dernier jour, alors que je remettais mes tennis défoncées, sur le seuil où s’arrête le tapis du salon, elles me regardaient, pantoufles aux pieds, hésitantes.

Je remis doucement mon voile, ce voile-écran entre les rêves et la réalité du dehors pour tant de jeunes iraniennes, mais qui était ici par défaut mon seul passeport vers la liberté – la liberté de ma jeunesse non vécue par procuration, mais bien sur les chemins.

Alors elles se décidèrent à enfiler leurs baskets trop peu usées, et à m’accompagner. Jusqu’au terminal seulement, hein, elles dirent. Je me fichais de là où on irait. J’étais heureuse. C’était dehors.