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Norah Mae – La balafre

Séjour dans une ferme palestinienne entourée de colonies israéliennes, entre travaux des jours, dîner en commun, partie de poker et roquette nocturne.

La balafre CHARLES BERBERIAN

La balafre CHARLES BERBERIAN

T’es là, t’es bien là. Campée dans tes godasses poussiéreuses, cheveux au vent, regard battant. Tu as la tête qui tourne un peu, l’estomac qui gronde doucement. Tu te sens forte, fière. Une journée de plus est passée, semblable à celles qui l’ont précédée.

Loin devant, le paysage s’assemble sous la lumière éclatante du soleil qui se couche. Le vent du soir balaye ta fatigue. Tu regardes la Méditerranée qui rougit, sanglante et poignante. Tu vois les ombres de Tel-Aviv qui se découpent sur la côte méditerranéenne. Tu vois des villages israéliens dont émanent, éparses, de faibles lueurs. Plus près, tu devines le mur. Tu ne le vois pas mais tu sais qu’il est là, tu le sais toujours. A quelques kilomètres de toi, il y a Beitar Illit, une colonie israélienne dont les éclairages publics s’allument tranquillement sur les rangées d’immeubles identiques. En bas de la colline sur laquelle tu te tiens, c’est Nahalin, le village palestinien désormais visible au clair de la Lune.

Ce soir-là nous nous sommes retrouvés, tous les six, autour d’une table, sous les arbres. Il faisait bon, c’était une nuit d’été, on essayait de se détendre en enchaînant les parties de poker. Une ampoule installée dans les branches nous permettait d’y voir clair. Autour de nous c’était le silence presque total. Toute la famille Nassar était couchée, Daoud, son frère Daher, leur sœur Amal et leur mère Milada. Ils nous quittaient souvent après le dîner qu’on prenait tous ensemble.

Ce soir-là, on avait dû manger du riz, ou des légumes peut-être, quelque chose de délicieux qu’on avait dévoré après deux heures passées à arroser des arbres, un bidon de 16 litres dans chaque main, les cheveux raides de poussière et les joues rosies par le soleil. Nous étions en haut d’une colline, sur les terres des Nassar, cette bande d’irréductibles qui, comme d’autres, résistent encore et toujours à l’envahisseur.

Le bruit du vent tiède balayait les sons environnants. Le bruit des chiens, qui aboyaient sans cesse dans la nuit. Celui des voix émergeant de la colonie israélienne, de l’autre côté de la vallée. On entendait à peine les rires des Palestiniens venus goûter la fraîcheur des hauteurs du village : assis près de leurs voitures, les portières ouvertes sur une musique festive.

Nous n’entendions même plus le silence, absorbés par nos cartes. J’avais pour quelques instants oublié la Palestine qui pourtant hurlait en moi. J’accordais toute mon attention à nos quatre nationalités, retrouvées ici pour tâcher d’en aider une autre, et à l’intensité simplissime de cet instant. Puis la sirène de Beitar Illit, celle de nos plus proches voisins israéliens, a résonné dans la nuit. Nous avons lentement repris conscience de la réalité. C’était la deuxième fois en quelques jours. La première sonnerie n’avait rien annoncé. On ne s’attendait à rien. Alors, la sirène de Neve Daniel, la colonie la plus proche de nous, a retenti elle aussi. Nous nous sommes levés, indécis. Pour voir. Pour savoir. Nul autre bruit que les sirènes ne rompaient encore la nuit.

C’est là que la roquette a explosé. On ne sait pas ce que c’est, le son d’une roquette qui explose, quand on a une vingtaine d’années et qu’on est français, québécois, allemand, italien. On a tous bondi, bêtement, instinctivement et sans concertation. En se regardant ou en riant nerveusement. On a bondi par peur mais surtout parce qu’on ne savait que faire. Se regrouper. Ne pas s’éparpiller. Réfléchir, vite. Chercher Daoud, chercher Daher, Amal, quelqu’un, un Palestinien. Quelqu’un qui connaît les bombes. Quelqu’un qui sait.

Daoud est sorti de chez lui, presque serein, presque souriant. Sa femme est restée en retrait, ses filles aussi. Il essayait de nous rassurer. Parce que nous tous, internationaux venus voir un bout de Palestine, nous la voyions en cet instant mieux que jamais. Sans cris, sans affrontements sanglants, sans armes et sans violence, en quelques secondes tout a changé.

Campée là, le regard vers le lointain, je prenais conscience de ne pas me tenir seulement en haut d’une colline à la campagne. J’avais le sentiment désormais d’avoir les pieds posés sur une terre malmenée, convoitée ou haïe, une terre souffrante, qui saigne.

Pas une hémorragie, non. Pas une blessure soudaine, une coupure sèche qui se vide avant de se refermer pour cicatriser. Une petite blessure, qui s’infecte, s’étend, essaye de se refermer et dans laquelle on plongerait régulièrement une lame de couteau qu’on tournerait insidieusement pour empêcher la cicatrisation.

On s’est pris la Palestine dans la gueule, celle qu’on voyait dans les reportages en fin de JT à la télé. Alors on s’est raccroché à la voix apaisante de Daoud pour qui cette roquette n’en était qu’une parmi tant d’autres. Lui qui a connu celles de l’Intifada et celles des interventions militaires israéliennes répétées.

On s’est couchés tard cette nuit-là. On est longtemps restés dehors à errer, incapables désormais de trouver le sommeil. Depuis un mois déjà, les bombes tombaient sur Gaza et les roquettes sur Israël. Depuis un mois, les affrontements étaient réguliers dans certaines villes. Mais jamais le conflit israélo-palestinien n’avait été si proche de nous. On s’est assis là, dans la nuit redevenue calme, on s’est laissé happer par le lointain. On a regardé au loin, bien au loin, vers le sud, comme nous l’avait expliqué Daher. Et on a vu les lueurs de Gaza. Gaza qui retentit jusqu’ici, sourdement, chaque nuit.

Cette bombe a été la première d’une longue série. Chaque jour après cela, nous entendrons le bruit sourd et lointain de celles qui s’abattent sur Gaza. Chaque nuit, nous verrons les roquettes décoller comme des étoiles filantes, déchirant le ciel en silence avant d’exploser en vol. Chaque matin, nous nous lèverons pour travailler sur les terres des Nassar. Chaque matin, nous compterons ces morts que nous ne connaissons pas, nous lirons le nom de ces villes bombardées dont nous ignorions tout. Chaque matin, en buvant le thé sucré, nous établirons le programme des heures à suivre, du travail à effectuer. Nous rirons d’une bêtise, nous tremperons un morceau de pita fraîche dans un pot de houmous en racontant les anecdotes du jour passé, l’âne qui a fait des siennes, le champ du fond qu’il faudra désherber. Puis on se rappellera qu’on a mal dormi la nuit passée. Que bien au chaud, tête enfouie sous la couette, on entendait quand même Gaza résonner. On écoutera Daoud nous raconter le sang versé. Le sang gazaoui, le sang palestinien, le sang israélien. Pendant qu’il nous parlera, le sang versé cette nuit-là ruissellera sur ses joues et déformera son visage malheureux. Il laissera des balafres sanglantes sur son visage tiré. Comme celle qui fend en deux sa terre qu’il aime par-dessus tout.