APAJ
void
Avec le concours du MAD
void
Avec le conconours de la Presse Régionale
void
Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Mathilde Ramadier – Au pays du Soleil fou

Au pays du Soleil fou

Au pays du Soleil fou

SUR LA ROUTE
Pour me rendre au pays où le soleil peut devenir fou, j’ai rempli mon sac de chaleur. Armée de lampes de poche et de polaires, je m’attendais à rencontrer le néant.

Parce que je me rendais si loin, je m’imaginais que les choses allaient m’échapper, glisser entre mes doigts à chaque kilomètre parcouru en direction du pôle. Je pensais que la pesanteur allait me quitter, que la planète serait moins ronde, là-bas. L’étrange magnétisme du départ m’avait saisie d’une drôle de façon. Alors que l’avion Oslo-Tromsø s’enfonçait silencieusement dans la nuit noire de l’hiver norvégien, je me demandais jusqu’où il allait bien pouvoir continuer, s’il n’allait pas finir par passer de l’autre côté de la Terre à force de brûler son carburant.

«L’autre côté de la Terre», ce réel qui continue de tourner, même quand on n’y pense pas… Ces millions de gens qui vivent en parallèle de nous. Au pays du Soleil fou je découvris qu’on mène une vie simple, malgré la nuit qui n’en finit pas, malgré les cyniques lampes à UV, le ciel qui s’embrase, malgré la mythologie effrayante, les mètres de neige lourde et les montagnes qui émergent de la mer comme si le ciel les avait aimantées.

Être là, c’était être à l’affut des moindres choses pour comprendre, et expérimenter ce qu’est vraiment le grand nord. Mais régulièrement, l’extraordinaire vertige me rattrapait au collet: je me rendais compte que j’étais si haut sur le globe, à une latitude où, ailleurs, faute de Gulf Stream, il n’y a rien. C’était ce mélange de miracle et d’extrême rudesse qui rendait ce pays et sa nature uniques à mes yeux.

Lorsque je préparais mon sac de voyage, obsédée par la nuit polaire qui fait s’absenter toutes choses, je ne pensais pas que le ciel boréal pouvait aussi produire une lumière incroyable. Dense, diffuse et nacrée, elle semblait se propager beaucoup plus vite que la nôtre, faute d’avoir le temps d’agir toute l’année. Les romantiques norvégiens ont tenté de la capter en vain dans leurs tableaux. Mon appareil photo allait échouer à son tour.

Je portais d’énormes gants de cosmonautes qui m’empêchaient de refermer la main. Enveloppée dans mon épaisse combinaison noire, j’avais oublié d’avoir froid. C’était vraiment étrange de combiner une telle vitesse et ce silence absolu. Le glissement du bois sur la neige ne produisait qu’une vague fréquence fluide et étouffée. Quant aux chiens, je percevais à peine leur halètement. Debout sur le rebord du traineau, je m’agrippais à la hanse, le pied droit prêt à actionner le frein en cas de problème. Investie d’une haute responsabilité – je ne devais en aucun cas abandonner mon traineau – je gardais la nuque droite, le menton relevé, humidifiant de temps en temps mes lèvres qui collaient à mon écharpe en laine.

Les chiens avaient été dressés pour courir. Selon une méthode ancestrale qu’on pourrait juger cruelle, on leur flanquait dès leur plus jeune âge une brique qu’ils se voyaient obligés de traîner toute la journée au moyen d’un petit harnais de fortune. Rarement ils n’ont connu dans leur vie le luxe de ne sentir que leur propre poids. Ils devinrent vite dépendants de la course, faisant du traineau une extension d’eux-mêmes.

Je les regardais galoper de derrière. Ils n’étaient pas si grands. Deux à l’avant, deux à l’arrière, un au centre. Le but de leur voyage à eux n’était pas la destination, mais la course en soi. Si par malheur on devait s’arrêter le temps d’une courte pause, ils unissaient leurs voix dans une cacophonie de hurlements saccadés et insupportables. Leur condition d’outil pour l’homme les avaient rendu incapables de supporter l’inaction.

Le paysage montagneux défilait en arrière plan de la vaste plaine blanche. On nommait ce massif Les Alpes de Lyngen. Pourtant, il ne me rappelait rien de la région que je connus, enfant. Mes Alpes à moi ne jaillissent pas de la mer, ne sont pas polaires, ne risquent pas de passer de l’autre côté de la Terre. Les montagnes ici devenaient montagnes très vite. À très basse altitude déjà, les arbres ne poussaient plus. Le blanc était une couleur dominante à laquelle mes yeux avaient du mal à s’habituer.

Le silence, l’espace, la respiration des bêtes, les soubresauts de mon cœur à chaque dérapage… Une harmonie vivante s’était créée dans l’immensité blanche de ce bout du monde. Nous ne parlions plus. Mon compagnon de route, assis sur le traineau juste devant moi, s’était laissé absorber par ce qui nous entourait. Dans un signe de confiance, il avait étendu ses jambes à l’avant de la petite surface en bois. Elles sautaient souplement lorsqu’on prenait un virage un peu serré. Mon regard se fixait parfois sur sa nuque chaude, seule parcelle de peau nue encore visible, avant de se concentrer de nouveau sur la route et les chiens. Sur la neige, ils ne formaient plus qu’une masse sombre et homogène.

Encore un virage, une accélération, un bois, une descente. Après trois heures passées sur notre mince traineau à sillonner la toundra enneigée et ses bois fantomatiques, nous revînmes au campement de base, proche de la mer. Quelques morceaux de viande crue suffirent à faire taire les chiens. Lorsque je remis les pieds au sol, je ressentis pendant quelques minutes ces tremblements typiques qui s’emparent de nos membres lorsqu’on s’est déplacé sur quelque chose d’instable pendant plusieurs heures.

Il fallait embarquer bientôt à bord du bateau qui nous ramènerait au village, de l’autre côté du fjord de Lyngen. Immobilisée dans ma combinaison, les bras le long du corps, je ne bougeais pas. Choquée par tant de beauté, sidérée par cet ailleurs boréal, je n’avais pas envie de repartir tout de suite.

Après tout, c’était peut-être cela, le but du voyage, de cette course, ou son risque, du moins : rentrer pour constater que l’attraction du pôle serait toujours là. Devoir faire face au prolongement d’une expérience qui nous a soulevé, bouleversé, et nous a permis de nous rencontrer un peu plus. Car que reste-t-il vraiment à explorer au bout de la Terre, sinon les tréfonds de l’âme humaine?

657122-norvege_mramadier3

Mathilde Ramadier