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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Margarita CARTERON – LETTRE DE LA KOLYMA

MarguaritaCarteron

Si j’osais, je vous dirai que je n’ai pas envie de vous écrire. Je vous dirai que je n’ai rien à vous dire. Des gens comme moi n’ont jamais rien à raconter, rien à ressentir, rien à vivre. Je suis né et je vis dans une ville de transit, une ville qui sent la Mort, une ville qui ne servait à rien d’autre que de faire passer des corps meurtris de froid et de faim vers une horreur encore plus grande. La seule ville au monde ayant une route dont les ossements de ceux qui la construisirent furent mélangés au goudron de la chaussée, la seule « route des os” menant à des mines d’or.

Je suis né et je vis à Magadan, en Sibérie Extrême-Orientale, une ville fascinante de banalité, désarmante de désillusions, une ville emprisonnée entre la chaîne de montagnes Cherskii et la mer d’Okhotsk, le reste est de la toundra. Mes arrières grands-parents se sont installés ici dans les années 30, peu après la fondation de la ville. Tous les hommes de ma famille étaient marins. Mon arrière grand-père naviguait sur le Dalstroï, un cargo qui transportait les prisonniers dans l’archipel du Goulag. Il était aux machines, et on lui avait autant bourré le crâne qu’au reste de l’Union Soviétique, en lui affirmant que les esclaves qu’il transportait étaient des ennemis du peuple, qu’ils étaient pire que des animaux, car même leur viande ne valait rien. Je suis le descendant d’un homo sovieticus lambda, et je suis tout naturellement devenu alcoolique. Je suis un oisif sans le sou, un sédentaire frustré, un Oblomov sans fourrures, un marin d’eau douce. La haine que j’ai pour cette ville nourrit mon envie perverse d’y rester, pour pouvoir la critiquer encore plus, pour pouvoir regarder ses habitants, les maudire dans les yeux.

Je ne pourrais pas vivre loin de cette ville car je ne saurais simplement pas comment canaliser mon agressivité, ma frustration d’une vie manquée, je ne pourrais plus rejeter ma haine sur mes semblables. Je ne sors de chez moi qu’en cas d’extrême nécessité : pour acheter du pain, de la vodka et du hareng fumé quand j’ai reçu ma pension, lire le journal sur le port lors des deux seuls mois de l’année où il ne gèle pas, ou jouer aux échecs avec l’un de mes rares amis dans un parc public. Le « Parc des Komssomols” est un espace vert typiquement soviétique : beaucoup de goudron, si morcelé que les pissenlits réapparaissent entre les fentes, du gazon mal entretenu parsemé de bouteilles de bières et de vodka vides, de paquets de calmars séchés vides, de seringues, vides aussi. Les manèges ne fonctionnent plus que les week-ends estivaux, faute de jeunes clients qui suivent de plus en plus leurs parents vers l’ouest. La ville se vide inexorablement depuis vingt ans, laissant seuls les vieux, les camés, les alcooliques, les marins et les nihilistes ; qui sont la plupart du temps une seule et même personne.

Les vieux sont, comme partout ailleurs, les pires. Ils ne parlent jamais du passé de Magadan, ils ne parlent jamais de ce qu’ils ont vu, d’où ils ont travaillé, pourquoi ils donnaient des pots de vin à la milice, ils ne se demandent jamais pourquoi ils sont vivants et pourquoi ceux qu’ils ont vu passer ici ne le sont plus. Leur vanité leur dit que c’est normal, qu’ils l’avaient certainement mérité. Ils n’ont pas idée à quel point le nom de la ville où ils vivent faisait trembler le plus grand pays du monde, que c’était l’épicentre de l’Enfer. Ils sont protégés par l’oeil du cyclone depuis toujours, et ne veulent entendre parler de rien d’autre que de leur quotidien de vieux : de leurs médiocres récoltes, de pêche, de télévision, de politique, beaucoup de politique. La tension qui règne ici est insoutenable, le vent glacial énerve, s’agrippe aux bottes.

Je ne veux pas traverser le centre en pente, montagnes dans le dos, à travers ces tours de béton, ces maisons mal chauffées jaune pâle, vert pâle, bleu pâle, avec le toit en zinc, traverser les cours des immeubles, les bacs à sable fantômes, les bancs remplis de babouchkas s’engueulant sur les dernières élections truquées, je ne veux pas arriver au marché sentant la viande avariée, pleine de mouches, les mains des bouchères pleines de sang touchant l’argent, se recoiffant, tâtant les couennes de porc. Je ne veux pas marchander avec les ancêtres, avec les tziganes, avec les paysans venus vendre leurs légumes noirs à prix d’or, je ne veux pas passer devant les kiosques de pain, de cigarettes, de produits ménagers, de soutien-gorges, de saucisses. Je ne veux pas voir non plus la construction de nouvelles églises, toujours plus grandes, toujours plus dorées, comme si la taille pouvait racheter les fautes du passé, et le scintillement des bulbes aveugler le ciel.

Je vis dans une ville où la température maximale de l’année ne dépasse pas les 12°C en août, où le sol ne dégèle jamais. La mise en abîme de ma solitude est assez amusante, un isolement mental dans la région la plus isolée de Russie. Neuf mois durant, bloqué dans mon logis infect, je regarde de ma fenêtre la morosité, le lourd ciel blanc et les quelques passants pressés tombant sur le verglas ou luttant contre le blizzard, je me moque d’eux, je me dis qu’ils l’ont bien mérité, ces sacripants. Parfois cependant, j’arrive à attraper des instants de grâce : lorsque je fume à ma fenêtre en marcel dans mon appartement surchauffé, Vladimir Vissotsky à la radio, la nuit, les rues désertes à la merci d’un froid mordant, silencieuses, je regarde la chose qui, je ne sais pour quelle raison, m’est la plus chère et la plus émouvante au monde : l’image de la neige immaculée éclairée par un lampadaire jaune.

Je ne sais pas si nous sommes plus menacés aujourd’hui que dans des temps révolus par la bêtise, mais je pense que l’écriture est nécessaire à une forme de survie. Je sais que je ne partirai jamais d’ici, je me suis condamné à observer la folie de ce petit manège faisant le même tour depuis des générations. Je me suis condamné à porter le poids du temps.