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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Vincent DRYE – Pastorale Kirghize

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«Davoï Franzus! Davoï!i» Les aubes ont beau être fraîches dans ce petit coin de Kirghizistan, je suis déjà en sueur. Je comptais secrètement sur la neige tombée cette nuit pour refroidir les ardeurs du troupeau de taurillons que je m’échine à pousser vers le col…

Mais mes bovinés s’éparpillent plus que jamais et j’ai toutes les peines du monde à les empêcher de redescendre dans le vallon.

« Davoï Franzus ! Davoï ! » ( Vas-y Français, vas-y!) Les autres bergers me hèlent. Leur silhouette se détache des crêtes. Ils ont déjà conduit à bon port les moutons. « Osh ! Osh ! Tchü ! » Le vallon résonne de leurs cris. Cheval, vache, mouton chaque animal répond au sien, un appel spécifique pour chaque espèce, que l’on pousse dans tous les alpages du pays. Peut-être le meilleur ciment de l’identité nationale kirghize. « Rosh ! Rosh ! » Je me trompe encore un peu dans la prononciation et mes taurillons doivent se vexer à l’idée qu’on les prenne pour de vulgaires moutons.

Je suis arrivé chez ces bergers fin avril. Parti de Bishkek, je m’étais donné trois mois pour atteindre Osh, à pied par les montagnes. Pariant sur l’hospitalité locale, j’avais négligé la tente et le matériel de bivouac. C’était sous-estimer la longueur de l’hiver kirghize. Après plusieurs tentatives avortées, il m’a fallu accepter l’évidence : la neige bloquait les hauts cols et j’allais devoir patienter. La tête pleine d’idées mystiques sur la grandeur du pâtre, je suis allé toquer à la porte des bergers du Shoro, à une journée de marche des villages de la plaine de Tokmok.

En étudiant la carte, on peut se faire une idée assez précise de l’endroit : des crêtes avec vue plongeante sur la plaine, quelques névés que rognent l’herbe de printemps et le Shoro, un torrent boueux qui descend des montagnes. Pour coller à la réalité, il faut encore y inclure une méchante cabane de planches, trois cents moutons, une cinquantaine de bovidés et une trentaine de chevaux. Rajoutez-y Damyr, Zamyr et leurs parents et le tableau sera complet. A grands renforts de gestes et de dessins, nous nous mettons d’accord : je peux rester mais il faudra « rabotet ii».

Première désillusion, le métier de berger est tout sauf paisible. Les bêtes sont réparties en troupeaux par espèces. Chaque troupeau répond à une logique spécifique de roulement des pâturages. Entre autres impératifs, les bêtes ne doivent pas paître trop longtemps sur une même pente, sous peine de la ravager. De 6h à 21h, il faut donc courir ou plutôt galoper : les Kirghizes travaillent à cheval et mon apprentissage de berger se double d’une formation équestre. Sans selle, comme il se doit !

Des deux frères, c’est Damyr dont je suis le plus proche. A 22 ans, il vit ici toute l’année. Excepté lire, il sait tout faire : repriser ses chaussettes, dépecer une vache tuée par un serpent, traire une jument et préparer le nan, la galette quotidienne. Il semble aimer sa vie, du moins c’est ce qu’il me dit. Nous avons de grandes discussions tragi-comiques lors desquels nous acquiesçons férocement sans vraiment nous comprendre, à tout ce que raconte l’autre. L’échange est plus compliqué avec Zamyr. A 14 ans, le petit dernier de la famille refuse d’intégrer le fait que je ne parle pas sa langue. Excédé par mes bourdes, il persiste à me hurler des ordres en kirghize auxquelles je réponds en hurlant de plus belle. Ce petit jeu m’épuise mentalement et me renvoie à ma solitude.

Seuls, les bergers le sont aussi. A une journée de marche de tout village, ils vivent en complète autarcie. Au plus fort de l’hiver, la neige bloque tout accès et ils ne se déplacent qu’en cas d’urgence. Le reste de l’année, ils descendent au bazar une fois par mois, acheter un sac de farine, du sel, de l’huile, du thé et du sucre. Pas d’électricité, des couvertures et un poste à piles pour seules possessions matérielles. Mêmes les bêtes ne leur appartiennent pas, ils ne sont que «kroïtchu », « gardien » en kirghize.

Si Damyr n’a jamais connu autre chose, il n’en est pas de même pour ses parents. J’ai mis du temps à comprendre ce que le silence du vieux berger recouvrait de tristesse et de frustration. C’est encore un très bel homme, très grand pour un Kirghize. Il a le visage émacié des hommes du dehors et ses yeux sont toujours à scruter quelque chose. Il aurait pu jouer le marshall dans un western spaghetti. Mais il émane de lui cette nostalgie que l’on retrouve dans toute l’ex-URSS. Azamat regrette. Il regrette le temps où, chauffeur de bus à Bishkek, il mangeait de la viande et lisait les journaux du soir. A l’indépendance, il a tout perdu sauf ce vallon, dont personne ne voulait. Azamat est très doux. Au contraire de ses fils, il ne boxe pas les moutons récalcitrants. Il ne boit pas. Je ne l’ai jamais vu élever la voix contre qui ce soit. Jusqu’au soir où, sans raison apparente, il s’est rué sur sa femme une bûche à la main. Zamyr a eu beau supplier, son père n’entendait rien. Paniqués, nous sommes sortis chercher Damyr. La nuit résonnait de nos appels et des hurlements dans la cabane.

J’ai essayé de soigner Ainura avec ce que j’avais. Elle était couverte de bleus et avait la tête ouverte à deux endroits. Le soir de son passage à tabac, elle a dû s’allonger à côté de son mari. La plus grande pauvreté, c’est l’absence d’intimité. Elle est restée deux jours sans bouger de la cabane. Mais Ainura est une femme forte. Seule parmi ses hommes, elle mène la barque. C’est elle qui décide quand descendre au bazar, qui lève tout le monde à l’aurore, elle encore qui gère l’argent. Ici comme dans beaucoup de pays sous développés, le monde tourne grâce aux femmes.

Je suis parti un matin à l’aube, comme on part faire des courses. Damyr était déjà là-haut avec le troupeau. Pas d’effusions, juste un vague geste de la main. Les Kirghizes ne sont pas des gens très démonstratifs. Le cœur un peu serré, je suis descendu, songeant avec envie aux âmes nomades qui ne s’attachent pas, quand j’ai entendu la voix de Damyr dans mon dos: « Davoï Franzus ! Davoï ! »