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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Sébastien TANGUAY – L’écume du nouveau monde

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Matamoros, Tamaulipas, face à Brownsville, Texas. D’un côté du Rio Grande, les Etats-Unis d’Amérique, de l’autre, les Etats-Unis du Mexique. Une rivière large de quelques mètres sépare deux mondes. Une rive vit en dollars, l’autre en pesos. Face à face. Tous les jours.

Miroir de la misère pour l’un, reflet de la prospérité pour l’autre. Matamoros, ville de rejetés; Brownsville, ville de rejeteurs. Quelques petits mètres; un gouffre séparant deux univers. Une clôture absurde; refouler la misère, la laisser croître, mais chez le voisin. L’American dream, un rêve qui se nourrit du cauchemar du Sud. Quelques barbelés, et le tour est joué; l’espoir aussi a ses frontières.

Victoria, deuxième soir : sur le pas de l’hôtel, accostés par trois enfants. 10, 15 et 17 ans. Ils veulent apprendre la signification du mot «fuck». Ils rigolent. Les yeux vitreux, manches constamment portées aux narines. Ils sniffent du chimique. Ils nous en proposent comme on propose des bonbons. Et vos parents? À Ciudad Juarez. Comment vous vivez? Le grand frère s’occupe du commercio de muchachas. Ils re-proposent, comme si ces muchachas étaient des friandises. Ils ne comprennent pas pourquoi nous refusons. Nous en avons les moyens, non? Oui. Nous, ce que nous ne comprenons pas, c’est pourquoi nous avons l’argent pour voyager, et pas eux pour rêver autrement qu’en se droguant. Nous avons, elle et moi, 20 et 22 ans.

Le zocalo de Mexico, la plus grande place d’Amérique latine, ceinte par la cathédrale la plus imposante d’Amérique centrale, puis par le palacio del gobierno le plus fastueux d’Amérique, et le Templo Mayor, ruine de ce qui était la plus grande pyramide aztèque à l’époque. Au ciel flotte le drapeau mexicain, le plus grand du pays. Les préparatifs de Noël vont bon train: les décorations ornant la place sont les plus surdimensionnés du monde. La patinoire extérieure bat encore tous les records. L’effectif policier aussi. Le super size à la mexicaine. Une manifestation sur le boulevard Lazaro Cardenas attire notre attention. Des gens sont nus, dansent, chantent, des masques à l’effigie du président sur le visage. Pourquoi? Le gouvernement les a expulsés, eux et leurs familles, pour vendre leurs terres à des groupes industriels. Visiblement, les lois n’arrêtent pas la marche du progrès pour le bien «commun», même si elle piétine les plus pauvres. Ceux-ci ont deux choix: soit ils luttent pour la reconnaissance de leur droit, soit ils viennent à la capitale dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure. Les premiers mènent un combat inutile: face à l’armée, ils opposent des fourches aux mitraillettes et des tracteurs aux chars d’assaut. Ils disparaissent vite. Les deuxièmes échouent dans les bidonvilles de Mexico. Ils remontent alors au Nord, pensant passer du côté américain grâce aux coyotes, les passeurs. Ils échouent encore, souvent recueillis dans les bras du crime. Vies humaines condamnées à n’être qu’une succession de naufrages. Ces débris d’espérance s’entassent, toujours plus nombreux, sur les rives de la richesse. Et le narco-chaos prolifère à merveille dans ce sol de misère.

Rencontre avec deux américains vivant au Mexique depuis de nombreuses années. Ils possèdent une petite entreprise virtuelle, vivent confortablement de ce que leurs ventes rapportent. Que vendent-ils? L’artisanat local. Petites figurines tirées de l’imaginaire mexicain, peintes à la main, magnifiques. «Elles se vendent parfois jusqu’à 500$; les collectionneurs en raffolent». Au marché de la même ville, un soir, le hasard nous fait tomber sur les mêmes figurines. 20 pesos pour les petites, 50 pour les grandes. 2 et 5 dollars, soit une plus-value de 10000 à 50000% pour nos valeureux entrepreneurs. Quand le confort étouffe la honte…

Noël à Mazunte, un paradis tropical où les touristes font bronzette tandis que les locaux sillonnent la plage, marchands «ambrûlants» sous la chaleur écrasante. 20 pesos pour un collier de soi-disant perles véritables, 10 pesos pour une pâtisserie soi-disant fraîche du jour. La vente roule aux mensonges, la consommation à la pitié. Des voyageurs nous abordent aussi, proposant des bijoux bien supérieurs aux breloques made in China que les vieilles femmes du village ont à offrir: pierres précieuses du Pérou, savoir-faire appris à travers le monde, technique marketing apprise à la bonne école. Pourquoi envahir le misérable marché local? «Pour financer notre voyage», répondent-ils. Merci, mais nous préfèrons les fanfreluches, sans la mauvaise conscience.

Ici et là, des postes militaires bordent la route. Aucune lumière autour de nous; des millions d’étoiles au-dessus. Nous nous enfonçons vers la forêt lacandone, bastion de l’armée zapatiste de libération nationale, à la rencontre d’un peuple invisible, les indigènes du Chiapas. Vers la face cachée du monde, là où le soleil de la civilisation n’a jamais brillé depuis que les conquistadores ont débarqué. Remonter cette route, c’est aboutir dans une blessure mal guérie par l’Histoire. Une plaie profonde de cinq siècles que la médecine des droits de l’Homme n’est jamais parvenue à cicatriser.

Les femmes zapatistes invitaient le monde à l’occasion du Nouvel An, date commémorative du soulèvement de l’EZLN de 1994. Le mouvement rebelle a poussé ici comme une fleur du mal dans le jardin du Mexique, s’enracinant dans un sol d’injustices, une terre de rien, condamnée depuis toujours à l’oubli. Moins vénéneuse que plusieurs de ses semblables, elle n’en est pas moins une nuisance dans la rocaille mexicaine. L’encre qu’elle secréte tache d’espoirs ce que plusieurs considèrent comme des mauvaises herbes étouffant la croissance des «bonnes fleurs» dont le fruit est l’argent, tant prisées par les jardiniers-élus qui cultivent nos sociétés. Le président Calderon préfère ses plates-bandes ordonnées, c’est pourquoi il s’efforce, l’émondoir para-militaire d’une main, la binette industrielle dans l’autre, de sarcler hors de son ouche une intrue aussi nocive pour la paix de son jardin. La Garrucha, brouillon de village composé d’une vingtaine de maisons, était l’endroit choisi par l’EZLN pour parta-propager sa révolte parmi les alter-mondialistes rassemblés.

C’est Concepcion qui nous accueille. Petite, frêle, elle a le visage ridé, la bouche édentée. Quel âge a-t-elle? Elle l’ignore. Dans ses grands yeux, aucune lueur. Une triste et totale résignation plutôt. Elle ne sait ni lire, ni écrire. On lui a appris à obéir aux hommes, cela suffisait. La faute à la tradition, comment peut-on la blâmer? Elle s’occupe de ses innombrables enfants qui vont pieds nus; les garçons jouent pendant que les fillettes travaillent à l’entretien de la maison. Concepciona ne nous accompagnera pas pour écouter la révolte de ses semblables. Elle a beaucoup de travail, et il ne faut pas qu’un des étrangers qu’elle héberge manque de quelque chose. Elle nourrira la trentaine de personnes qui y loge pendant la durée du «festival». Frijoles, oeufs, café. Pas grand-chose, mais c’est ce qu’elle a. Ce peu, elle insiste pour le partager. Une étrangère, un matin, se lèvera en demandant: «Alors Concepciona, qu’est-ce qu’il y a pour déjeuner aujourd’hui?». De la misère, madame, comme tous les jours.

Le village s’est rempli de restos improvisés pour les gourmets occidentaux. Au menu, les spécialités locales: leche con arroz, tamales, café, le tout proposé fièrement par des morceaux de carton. L’éducation à ses balbutiements: il y a 10 ans, ces «restaurateurs» ne savaient lire ni écrire. Petite victoire sur l’ignorance que ces menus écrits maladroitement. Les tarifs sont dérisoires: une vie meilleure, quand on naît indigène, s’achète en petite monnaie.

Partout, le show alter-mondialiste bat son plein. Venus de tous les horizons, chacun a sa lutte à vendre. Slogans, t-shirts, DVD, livres: ici comme ailleurs, la révolte s’affiche en s’achetant.

Différentes communautés indigènes se sont réunies pour nous parler. À chacune correspond une robe: des vêtements magnifiques, tissés par des doigts au bout desquels deviennent réels des siècles de tradition. Les étoffes, multicolores, semblent taillées dans un arc-en-ciel. C’est tout ce que nous verrons de la beauté de ces femmes. Elles ont troqué leur visage pour obtenir une voix. Leur identité, c’est leur anonymat: la fameuse cagoule noire, symbole du zapatisme, évite d’être reconnu par les autorités autant que par les voisins qui n’adhèrent pas au mouvement. Ces femmes mènent une double-vie: à la fois mère et militante armée, en même temps épouse et soldat de l’EZLN. La Madone du village leur apporte le soutien qu’elle peut: dans l’église, elle aussi porte une cagoule peinturée au visage. Dans la salle de conférence, une petite fille, 10 ans à peine, scande dans un castillan mal assuré un texte visiblement écrit par une autre main que la sienne. Les «Viva EZLN!» marquant la fin de son discours sont accueillis par un tonnerre d’applaudissements. Tout le monde croit à cette mascarade, c’est un véritable triomphe pour la propagande: on l’acclame, puisqu’elle sert nos convictions. En attendant l’avènement du nouveau monde juste et égalitaire, à combien d’enfants feront-ils porter leur combat?

En partant de la Garrucha, on se demande si ces femmes ont choisi l’EZLN. Sans doute, oui. Parce qu’elles n’avaient pas d’autres choix. La révolte comme seule option. La victoire ou la mort, la devise du désespoir, résonne encore…

Résonnera-t-elle toujours ?