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Association pour l'aide aux jeunes auteurs

Amélie SCHILDT – La mémoire envolée

Photos : CC Ivan GEOREFERRED

Photos : CC Ivan GEOREFERRED

Albert, 81 ans, a vécu l’horreur des camps. Toute sa vie, il a défendu le devoir de mémoire. Jusqu’à ce que la maladie d’Alzheimer s’immisce dans sa vie, et lui ôte peu à peu ses souvenirs. Des pans entiers de sa vie. Rencontre.

Albert habite dans l’un de ces villages du Nord qui semblent avoir résisté au temps qui passe. Une impression encore plus forte lorsque l’on franchit le petit portail d’entrée. Le temps se suspend, juste là, face aux briques rouges centenaires et au rosier grimpant.

Un coup de sonnette, un chien qui aboie. Et quelques longues secondes plus tard, Albert fait son apparition. Le pas lent et la démarche mal assurée. S’extirper de son fauteuil, traverser le couloir pour ouvrir la porte d’entrée : pour le vieil homme, c’est un effort considérable. Et pourtant, il s’y plie, bien décidé à ne pas lâcher. Hors de question pour lui de se montrer impotent. Question de fierté.

A l’intérieur, rien ne semble avoir bougé depuis des années. Les bérets accrochés dans l’entrée, le papier peint clair d’époque aux motifs datés.

Après quelques pas vous entrez dans la pièce principale, à la fois salle à manger et salon. Et là, vous la remarquez, qui vous fixe du haut de son socle, d’un regard paisible mais attentif. Une impressionnante tête de cerf trône sur l’ensemble de la maison.

Photos : CC Ivan GEOREFERRED

Photos : CC Ivan GEOREFERRED

C’est dans cet intérieur où tout semble authentique que le vieil homme nous reçoit. Et cela semble lui faire plaisir. «Les visites se font rares!», lance-t-il. Albert prend place dans son fauteuil fétiche, là où il passe désormais le plus clair de ses journées.

Juste à côté du relax, un paquet de médailles côtoie quelques cartes postales et des coupures de presse jaunies. Albert remarque notre intérêt, et s’empresse de nous éclairer : «Ca, c’est mon passé, c’est ma jeunesse.» Un passé lourd et qu’on imagine difficile à raconter. Albert fait partie des anciens combattants. De ceux qui ont vécu l’impensable. Rescapé des camps de la mort. D’emblée, il nous raconte ce 11 février 1944, jour de son arrestation par les nazis à Clermont-Ferrand. Il avait dix-sept ans.

«Ils venaient sûrement chercher mon père qui était militaire. Mais comme il n’était pas là, c’est moi qu’ils ont embarqué», se souvient Albert. Il raconte les interrogatoires musclés de la Gestapo, les coups gratuits. «La première nuit, j’ai fini KO sur la paillasse».

Le jeune homme survit à ces premiers mois passés en prison. Ses geôliers lui trouvent vite un surnom : «Albert der Starck». Albert le Fort.

De la ténacité, il lui en a fallu pour endurer la suite des événements : la déportation dans un wagon à bestiaux. « Nous étions près de quatre-vingt dix par compartiment ». Et puis l’internement au Struthof. Hallach, Aslach en Forêt Noire et enfin Dachau. Un circuit de l’horreur qui mènera Albert de camp en camp, de bloc en bloc dans des conditions toujours plus inhumaines.
La fumée noire

«Tous ceux qui se sont montrés incapables de sortir au moment de l’évacuation du Struthof sont passés au four crématoire. De même que les morts, les matraqués, les malades. Pendant deux jours et deux nuits, ça crachait une fumée noire», se souvient le survivant, les yeux humides.

Le récit est facile à écouter, captivant, même. Ponctué de détails effrayants, de dates précises. Difficile d’imaginer que notre hôte est malade. Et pourtant, sa mémoire est rongée peu à peu par l’Alzheimer. Il y a bien ces trous de mémoires, quelques silences qui ponctuent la conversation, mais on pourrait facilement les mettre sur le compte de la vieillesse. Toujours raconter. Se souvenir, comme un exercice. Un moyen comme un autre de ne pas lâcher prise sur son passé, sur sa vie.

Soudain, un bruit de clef dans la serrure. «Bonjour Albert!», lance la visiteuse d’une voix énergique. C’est Paule, l’une des aides à domicile d’Albert. La femme a l’accent du Nord affirmé, et une jovialité qui semble inébranlable.

Plusieurs fois par jour, elle assiste le vieil homme. Se laver, s’habiller, préparer le repas. Sans le suivi quotidien assuré par les auxiliaires de vie, Albert ne pourrait plus rester dans sa maison. Incapable de s’assumer, ni de s’entretenir.

«Juste avant que la maladie ne soit diagnostiquée, Papa vivait seul, raconte son plus jeune fils. Il se nourrissait mal. Ca l’a conduit au malaise, il a dû être hospitalisé. Et c’est là que les médecins ont fait plus de tests.» Seulement alors, le diagnostic de l’Alzheimer est tombé.

La famille d’Albert aurait alors pu le placer dans une maison de retraite adaptée. Mais c’était hors de question. Pour lui comme pour sa famille. Le vieil homme ne voulait pas en entendre parler, refusant de se voir décliner. Aujourd’hui encore, son discours reste ferme. « Je ne souhaite pas partir dans une maison de retraite. Non ! Parce que c’est la maison de ma femme. Et depuis sa mort, je suis accroché à cette maison. » Claire-Marie, une petite blonde toute menue. La seule femme de sa vie. Sa cousine, aussi. En 1947, ils se sont mariés malgré les tabous. Mais la mort les a séparés, trop tôt. A cinquante-cinq ans à peine, Claire-Marie a été emportée par le cancer. En restant dans la maison familiale, Albert a un peu l’impression de rester à ses côtés. «Je suis fidèle. Ma femme est née ici, elle a été élevée ici. Et elle est morte ici.»

Aujourd’hui, d’autres femmes font partie intégrante de sa vie, mais différemment. Paule et ses collègues, qui se relaient au quotidien. L’association pour laquelle elles travaillent assure une présence quasi permanente. Mais toutes ont dû batailler pour réussir à se faire accepter par le vieil homme. C’est qu’il tenait à sa tranquillité. Pendant des mois, il a refusé toute présence étrangère à ses côtés. La maladie l’a plongé dans phases d’agressivité envers tous ceux qui tentaient de l’aider. Sa famille y compris.

«Quand vous entrez chez une personne, il faut essayer de la comprendre, explique Paule. Quand vous aimez votre métier, ça vient tout seul.»
Alzheimer, le tabou

Visiblement, nous sommes dans un bon jour. Albert est calme, souriant et prompt à la discussion. Il aurait tout aussi bien pu nous claquer la porte au nez. C’est aussi le propre de la maladie, qui progresse par phase. La seule chose qui semble constante, c’est ce tabou : le mot, « Alzheimer », n’est jamais prononcé. Albert est bien conscient de sa diminution physique et des trous qui rongent sa mémoire. Mais il ne semble pas se considérer comme malade. La famille doit se montrer d’autant plus diplomate. «A chaque fois que je lui rends visite, il analyse sa situation d’une façon différente, nous confie le fils d’Albert. Au début, c’était très dur. Il affirmait qu’on lui avait infligé un traitement pour lui effacer la mémoire. Il nous prenait pour ses ennemis, alors qu’on faisait tout pour que ça se passe le mieux possible».

Dans sa mémoire, tout se confondait : la déportation, l’hospitalisation. «Il racontait que notre père était présent dans le train qui l’emmenait au camp, se rappelle la petite-fille du vieil homme, émue aux larmes. C’était aberrant. On ne peut pas le prendre de front, et lui dire « Papy, tu dérailles!  » Alors qu’avant, on était si proche qu’on pouvait tout lui dire. Le mieux, c’est sans doute de faire comme si de rien n’était », ajoute la jeune femme.

La version que l’homme nous propose aujourd’hui est plus modérée. Pour un peu, on pourrait le croire : « J’ai été très malade. Mais j’ai bien récupéré. Quand je tombe sur un sujet qui est sorti de ma mémoire, ça m’ennuie. Puis ça revient, ça revient. » Tout ne revient pourtant pas. Les confusions se glissent dans les propos, la notion du temps s’efface, elle-aussi. Les minutes, les heures, les mois… Albert ne fait plus vraiment la différence. Ce dont il est sûr, c’est qu’il trouve le temps long.

«Maintenant, j’suis vieux. Je me mets dans le relax, et puis… Je reprends les mémoires, dans la tête. A mon âge, faut bien!», lance-t-il, sans aucune gravité. Un voyage intérieur à la recherche de son passé, des piliers de sa vie. Les années ensoleillées à Madagascar, sa carrière à Paris. Des souvenirs qui lui échappent malgré lui. Et ça, il en a bien conscience.
En marche vers l’oubli

Trois mois plus tard, nous rendons une nouvelle visite au vieil homme. Cette fois, il ne nous ouvrira pas la porte. Il est treize heures, Albert est encore couché. «Je suis incapable de me lever aujourd’hui, je suis vraiment désolé», s’excuse-t-il.

L’une de ses petites-filles est à ses côtés, elle aussi en visite. Aujourd’hui, la conversation se bornera à quelques banalités. L’homme ne parlera même pas de sa déportation. «Il aborde très rarement le sujet ces temps-ci. Je crois qu’il a presque tout oublié», nous glisse discrètement Julie. Parfois il raconte des événements, mais c’est n’importe quoi ! Il confond, il invente. Le plus dur sera le jour où il ne nous reconnaîtra plus du tout » confie la jeune femme. D’autant plus émue que le processus est déjà clairement enclenché. «Il a admis qu’il ne reconnaissait plus ma mère. C’est vraiment frustrant», déplore Julie.

Dans la maison, cette lumière irréelle flotte toujours, filtrée par les vitraux multicolores. Demain, cette conversation aura peut-être disparu de l’esprit de Robert. Un souvenir flou de plus. Une case vide qu’il tentera, elle-aussi, de remplir.